Cette semaine : Sex with Strangers (1 h 20) de Laura Eason, avec Claire Cahen, Sullivan Da Silva. La mise en scène a été réalisée, elle, par Véronique Fauconnet.
Au début des années 2000, l’humoriste américain Dave Chappelle retraçait les «grands moments de l’histoire du coup d’un soir» dans son émission Chappelle’s Show. Une série de sketches dans lesquels un outsider réussissait à braver tous les obstacles – rencards, meilleures amies… – pour attirer l’attention de la fille sur laquelle il avait jeté son dévolu et la traîner dans son lit. Moins portée sur le mauvais goût mais avec un humour aussi peu suggestif, la première scène de Sex with Strangers aurait pu être l’un de ces «grands moments». Car rien ne prédestinait Olivia, enseignante et écrivaine malchanceuse à l’approche de la quarantaine, à rencontrer Ethan, jeune blogueur aux allures de petit con qui tient en ligne le journal de ses aventures sexuelles sans lendemain, détails grivois inclus, avec un succès énorme. D’autant plus qu’Olivia a loué un chalet, seule, pour mettre la touche finale à son nouveau roman. Mais l’arrivée inopinée et intrusive d’Ethan pimente le séjour : qu’est-ce que deux parfaits inconnus vont bien pouvoir faire, bloqués dans un chalet sans réseau ni wifi, quand un blizzard les empêche même de sortir?
Cette histoire-là aura bien un lendemain, plus complexe que prévu : derrière la gueule de bois post-nuit chaude, les langues se délient. Ethan avait calculé sa visite, lui qui rêvait de rencontrer l’auteure du roman qu’il avait adoré et dévoré (deux fois). Puis il y a sa notoriété publique, celle qu’il s’est forgée en écrivant sa non-fiction polissonne, mais qui lui a tout de même ouvert les portes d’Hollywood et de la liste des best-sellers du New York Times. Cette célébrité, il veut la mettre à profit pour faire redécouvrir le roman d’Olivia, chef-d’œuvre au triste destin, et au passage redorer son propre blason. Lui est de la génération connectée, considère que les e-books n’en sont pas moins des livres, et jure qu’il vaut bien plus que l’étiquette d’écrivain porno qui lui colle à la peau; elle préfère l’odeur des vieux livres, écrit encore sur Word 97 et est depuis toujours amoureuse de la prose, épurée et construite sur les non-dits, de Marguerite Duras. Mais on le sait, les opposés s’attirent…
Au fur et à mesure des tableaux, qui déplacent l’action du «bed & breakfast» à l’appartement de la grande ville, tout au long de la courte romance, ce qui semblait n’être au départ qu’une comédie de mœurs dévoile ses ambitions. En tissant une passion amoureuse souvent drôle, Laura Eason parle de la nature humaine, de la facilité de s’inventer une autre identité à l’ère numérique, des limites de l’intégrité pour se vendre, de la confiance et de la place que l’on accorde à l’autre. Des thématiques vastes, qui effraient presque, compte tenu de la courte durée de la pièce, sous la barre de l’heure et demie. Mais tout défile très clairement et tout évolue à travers les considérations amoureuses et littéraires des deux personnages : c’est avec l’écriture que l’histoire naît, c’est avec elle, aussi, qu’elle meurt. Et une question demeure : quand ces opposés pas si différents, au fond, qui révèlent les mêmes contradictions, tombent en amour l’un pour l’autre, faut-il que leur relation dure pour la postérité, comme un ouvrage qui finit par sentir le vieux papier, ou doit-il être vite consommé, digéré et oublié, comme ces récits bon marché que l’on achète sur iPad, prêts à disparaître au moindre bug?
Pour la première fois, adapté en français pour cette création luxembourgeoise
L’écriture, admirablement populaire et intelligente, a sans aucun doute contribué au succès de la pièce, qui a connu plus de cent créations depuis sa première en 2009. Pour la première fois, Sex with Strangers est adapté en français pour cette création luxembourgeoise – conçue pour l’intimité du TOL mais qui a eu lieu, mesures sanitaires obligent, au Grand Théâtre – dans une excellente traduction de Tullio Forgiarini, interprétée par deux acteurs à la vivacité extraordinaire et à la complémentarité délicieuse. Le changement de salle permet surtout à la pièce de voir le jour, mais on ne peut s’empêcher d’imaginer que la salle exiguë du TOL rendrait la pièce plus pertinente, en particulier dans la première moitié, la proximité du public avec la scène offrant sans doute plus de place au décor épuré et amenant à un autre niveau la tension charnelle qui s’installe à chaque nouveau tableau. Et ce, sans que la mise en scène n’ait forcément recours aux raps fiévreux qui servent de transition entre chaque scène mais qui finissent par être complètement hors sujet. On comprend que Megan Thee Stallion ou Kash Doll se prêtent très bien au jeu sensuel et décalé des personnages, mais on se demande encore ce qui a motivé le choix de mettre du Kendrick Lamar comme transition vers l’épilogue. Peut-être pour renvoyer à la condition des deux personnages? Chez Laura Eason, l’erreur est humaine, mais avant que nos propres paradoxes ne remettent en cause des conclusions tirées hâtivement à propos de l’amour et du sexe, le mot d’ordre serait peut-être celui-ci : «Be humble, sit down».
Valentin Maniglia