Mercredi, avec Moulins à paroles, c’était la rentrée au théâtre. Encore…
Depuis presque un an, la culture au Luxembourg, au gré de la pandémie et des mesures étatiques pour l’enrayer, se perd en effet dans une danse à la chorégraphie improvisée : un pas en avant, un pas en arrière, et au milieu, des artistes en manque de repères et de perspectives. Après celui de juin et de septembre, voilà donc un énième retour sur les planches, dans la foulée d’une veille de deux mois.
Une mise en lumière qui fait toutefois figure d’exception parmi les voisins européens : pour preuve, au Grand Théâtre, la présence de la télévision française, venue d’un pays où le rideau rouge est toujours tiré. Aux questions routinières de la journaliste, le public répondait par un sourire «masqué» et des formules tout aussi évidentes. Parmi elles, celle déjà répétée, ces dernières semaines, par les représentants culturels : «Oui, une pièce, ça fait du bien au cœur et à la tête», et surtout, ça ramène «un semblant de normalité».
Pourtant, dans une salle à trous – protocole sanitaire oblige! – les spectateurs semblaient un peu perdus, attendant la représentation dans un silence d’église. Comme s’il fallait, finalement, renouer avec des réflexes perdus. Dans une atmosphère palpable, les regards se cherchent, les murmures s’étranglent et même la présence au premier rang de la ministre de la Culture, Sam Tanson, première défenseur de ses ouailles, ne suffit pas à rassurer. Comme pour traduire l’ambiance, c’est à pas mesurés, et en soliloquant, que les trois comédiens arrivent sur scène.
La première création de l’année se met doucement en place. Une première, même, tout court, pour la metteur en scène Mahlia Theismann, 26 ans, qui signe ses débuts dans des conditions particulières. Pour son baptême du feu, elle choisit là un classique à l’anglaise, Moulins à paroles (Talking Heads en VO), soit une série de monologues écrits par Alan Bennett pour la BBC, diffusés entre les années 80 et 90. En 2017, le TOL avait déjà proposé une première mouture (avec Jérôme Varanfrain à la mise en scène). Trois ans après, il récidive avec sa nouvelle protégée.
C’est que ces récits à la première personne n’ont rien perdu de leur mordant, et derrière le baratin de ces personnages qui cherchent à prouver leur «normalité» se cachent leurs peurs, leurs naïvetés, leurs névroses, leurs regrets… On les découvre ainsi un à un, prenant possession de petites boîtes individuelles, sortes d’anciennes cabines téléphoniques avec plexiglas et petites lumières de kermesse. Parfois, celles-ci s’agitent dans un bref éclair, comme pour rappeler que derrière le discours banal se cache une tension prête à éclater.
Ici, la mise à nu concerne trois figures tragiques : Graham Whittaker (joué par Jean-Marc Barthélemy), vieux garçon atteint de troubles paranoïaques qui vit mal les retrouvailles de sa mère avec une vieille flamme; Doris (Monique Reuter), 75 ans, blessée, obsédée et malheureuse, qui ne veut surtout pas finir sa vie dans une maison de soins «qui sent la pisse»; Lesley (Céline Camara), bondissante actrice en herbe prête à tout pour faire figurer son nom en haut de l’affiche…
Dans un rythme soutenu, avec une musique «eighties» qui ponctue les tableaux et les réagencements bien pensés des «box», chacun y va de son histoire, en équilibre entre humour et drame. Celles-ci sont d’ailleurs inégales : alors que Jean-Marc Barthélemy donne de sa personne en jouant plusieurs personnages (avec un accent «so british»!) et que la pétillante Céline Camara, par ses virevoltes et ses fausses certitudes, donne du dynamisme à ces raccourcis d’existences, Monique Reuter, elle, peine à exister. Car comme son incarnation, elle est bien seule dans sa «cage».
Au cœur de cette «middle class» qui n’hésite pas à afficher son côté égoïste, réactionnaire, raciste et un brin homophobe, ces récits ordinaires, dans leur conclusion, ne le sont finalement plus tant que ça. Reste cette dernière phrase du monologue de Céline Camara, résonnant dans une justesse imparable : «Jouer, c’est donner!»… L’argumentaire de tout un milieu pour maintenir la culture vivante.
Grégory Cimatti
Moulins à paroles, d’Alan Bennett (1 h 30).
Grand Théâtre (studio) – Luxembourg / Jusqu’au 31 janvier.
Jouer, c’est donner!