Cette semaine, focus sur la série «Antidisturbios» de Rodrigo Sorogoyen, sur Movistar+.
C’est à la télévision qu’il a fait ses armes; aujourd’hui qu’il est le cinéaste espagnol le plus intéressant de sa génération, avec des thrillers avec un sens insoutenable du suspense (El reino, Que Dios nos perdone) ou, plus récemment, un bouleversant film d’auteur autour d’un amour interdit (Madre), Rodrigo Sorogoyen retourne au petit écran avec sa propre minisérie. En six épisodes, Antidisturbios plonge, caméra au poing, au cœur d’une intervention de la brigade antiémeutes dans un immeuble du centre de Madrid : une expulsion, comme il y en a des dizaines d’autres sur le bureau du juge. Six CRS envoyés dans un logement pour en expulser une trentaine de personnes, qui va se solder par la mort accidentelle d’un jeune immigré camerounais. L’évènement prend des proportions inattendues dans le civil, et les agents sont auditionnés par les Affaires internes, risquant leur carrière et dix ans de prison. Mais une jeune agente de la commission, l’idéaliste et déterminée Laia (Vicky Luengo), découvre petit à petit que l’affaire malheureusement ordinaire de la bavure policière cache en réalité des enjeux beaucoup plus grands, qui dépassent son pouvoir de «flic des flics».
Petit à petit, Rodrigo Sorogoyen construit une œuvre étourdissante grâce à un genre, le thriller, dont il s’empare pour composer avec ses propres thèmes de prédilection, une narration inhabituelle et une mise en scène novatrice, sans pour autant trahir les traditions du genre. Antidisturbios se place dans la même veine que El reino (2018), où un haut fonctionnaire d’État corrompu se découvrait rouage d’un complot, mais multiplie les angles de narration et les points de vue, avec pas moins de sept (!) personnages principaux qui découvrent que les lois n’existent que pour ceux qui sont contraints de les appliquer.
Une série à la réalisation coup-de-poing qui bascule peu à peu dans l’opéra contemporain et réaliste
Avec son format à épisodes, Antidisturbios est construit comme une œuvre de grande envergure. Il ne faut pas se laisser tromper par la brutalité du premier chapitre, filmé dans un style quasi documentaire et au plus près des personnages : par la suite, la frénésie initiale et sa réalisation coup-de-poing trouvent une sorte d’accalmie dans le rythme, une ouverture pour Sorogoyen qui étend son intrigue politico-policière à des thèmes absolus : l’amour, le couple, la famille (désagrégée, souvent)… En son milieu (épisodes 3 et 4), la série prend une ampleur surprenante et bascule peu à peu dans l’opéra contemporain, avec ses alliances, ses trahisons, et avec un réalisme qui amène le suspense à une proportion supérieure, un peu comme chez Elio Petri.
Entouré de ses collaborateurs habituels (Borja Soler, avec qui il avait coréalisé Stockholm en 2013, sa coscénariste Isabel Peña, son compositeur Olivier Arson, le monteur Alberto del Campo, le directeur de la photographie Alejandro de Pablo…), Sorogoyen, qui avait déjà fait s’immiscer la vie de son protagoniste dans la grande histoire d’El reino, explore ici plus en profondeur la vie quotidienne de ces flics détestés, qui se présentent comme des «fonctionnaires» pour ne pas faire de scandales. D’âges et de situations familiales différentes, ces six hommes, de la vingtaine à la cinquantaine, sont liés par des années de métier, une amitié comme toutes les autres et une bavure policière dont ils sont à la fois coupables et victimes. Les limites de la camaraderie sont elles aussi testées, mises à l’épreuve, quand le métier empiète sur la vie privée. La froideur fascinante de l’héroïne ne l’exempte pas non plus de ces questionnements, finissant ainsi de dresser le portrait complet et honnête d’une classe moyenne moins fracturée que l’on croit.
Antidisturbios pourrait être l’œuvre phare de Rodrigo Sorogoyen, mais il n’est pas question pour le réalisateur de se laisser happer par les sirènes de la télévision qui promettent que la série, c’est le nouveau cinéma. Sur grand écran, il est un virtuose du plan-séquence minutieux, qui repousse les limites du réalisable. Sur le petit écran, il continue de mettre le spectateur dans l’inconfort, mais s’y prend différemment. Des angles de caméra qui déforment le personnage, qui l’étouffent, qui lui ajoutent un poids… Et découpe beaucoup, utilise les sautes d’image comme instrument du rythme. Il y a une énergie explosive qui ne s’arrête jamais vraiment, même dans ses moments de relâche (qui ne sont jamais vraiment ce qu’ils paraissent être), et chaque épisode a son grand moment de mise en scène (l’escorte puis l’affrontement avec les «ultras» marseillais, en visite à Madrid pour un match de Ligue des champions, offrent les quinze minutes les plus glaçantes de la série). Un chef-d’œuvre.
Valentin Maniglia