La critique de cette semaine : le documentaire Allen v. Farrow, de Kirby Dick et Amy Ziering (quatre épisodes).
Depuis la naissance du mouvement #MeToo en 2017, le grand et le petit écran ont bouclé la boucle : ce qui s’est passé des décennies durant derrière les caméras est finalement exposé au monde entier devant elles. Le glaçant documentaire Untouchable (Ursula Macfarlane, 2019) revenait en détail sur l’affaire Weinstein, en donnant la parole à ses victimes; idem pour les miniséries Surviving R. Kelly (Nigel Bellis, Astral Finnie, 2019) et Leaving Neverland (Dan Reed, 2019). Ces quatre dernières années, #MeToo a libéré la parole des victimes de violences et d’abus sexuels, harponnant sur son passage quelques-uns des noms les plus sacrés d’Hollywood. On a pourtant tu celui de Woody Allen. C’est sans doute le plus célèbre; c’est aussi, depuis 25 ans, un véritable cas d’école. En 1993, le réalisateur new-yorkais est envoyé devant les tribunaux pour la garde de trois de ses enfants, à la suite des accusations d’attouchements qu’il aurait commis sur Dylan Farrow, la fille adoptive du couple star qu’il formait, à l’écran comme à la ville, avec Mia Farrow. Âgée de 7 ans à l’époque des faits, Dylan Farrow raconte aujourd’hui, dans ce documentaire fleuve en quatre parties, son histoire.
Sans vouloir jouer au procès d’intention, il est impossible de ne pas se forger un avis tranché devant ce Allen v. Farrow. Principalement parce que depuis 25 ans, l’histoire n’est connue qu’à travers le point de vue de Woody Allen, qui a autant clamé son innocence qu’il a vilipendé Mia Farrow, qui aurait entraîné leur fille à émettre de fausses accusations. C’est par ailleurs toute la motivation de Soit dit en passant, son autobiographie publiée début 2020, ou une variation de 400 pages sur le thème «Mia Farrow, actrice de talent, manipulatrice de génie» – le titre original, Apropos of Nothing, résume sans doute mieux le grand vide, dans la forme comme dans le fond, qui caractérise l’ouvrage.
C’est donc le rôle de ce documentaire de rétablir, sinon la vérité, du moins le versant de l’histoire qui depuis 25 ans est systématiquement attaqué et discrédité, quand il n’est pas tout simplement muselé, par Allen et son armée de soutiens et d’admirateurs. Sa durée de plus de quatre heures et sa qualification de «documentaire d’investigation» avait de quoi semer le doute quant à sa teneur : allait-on enfin avoir un récit exhaustif de l’affaire, qui allait mettre tout le monde d’accord? La réponse est non, malheureusement. La caméra est trop près des visages, le montage hésite entre garder son sujet trop longtemps dans le cadre et introduire d’incompréhensibles champs-contrechamps : voilà autant d’artifices cinématographiques qui desservent mal la force du contenu. Et l’émotion spontanée des deux principales témoins, Dylan et Mia Farrow, est instrumentalisée par une mise en scène intrusive.
Pourquoi est-il encore si fortement soutenu ?
L’enquête à proprement parler, pour sa part, n’excède pas le cadre du troisième épisode, de loin le plus passionnant. Après avoir exposé les faits déjà connus dans les deux premiers épisodes – leur intérêt réside uniquement dans le fait qu’ils sont racontés de l’intérieur, par ceux qui les ont vécus en tant que victimes – les réalisateurs mènent donc une investigation assez brillante. Tout en mettant en lumière des faits passés sous silence depuis 25 ans – les neuf (!) interrogatoires de Dylan par la police, la destruction de preuves qui auraient pu jouer en faveur de l’accusation, le refus du procureur d’État à faire témoigner la jeune fille au tribunal pour ne pas réveiller son traumatisme, etc. –, ils dressent aussi un portrait édifiant de Woody Allen en tant qu’homme de pouvoir. C’est ce que l’on aurait aimé voir pendant toute la durée de ce documentaire. Faire coexister à part égale, sur une durée de quatre heures, la parole de la victime et une enquête sur son agresseur, est loin d’être impossible, mais les documentaristes choisissent de s’en tenir strictement à la première option.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que les partisans de Woody Allen renforcent leur soutien, y compris dans la presse, comme le montrent les critiques assassines et purement d’opinion à propos de Allen v. Farrow dans le Guardian et le New York Post, jusqu’à l’étrange silence du New York Times, dans une position délicate. À celui ou celle qui souhaitera approfondir le travail trop en surface de Kirby Dick et Amy Ziering (pourtant d’excellents documentaristes à qui l’on doit notamment les insolites Sick, en 1997, This Film Is Not Yet Rated, en 2006, et une vraie enquête sur le harcèlement sexuel dans le milieu du rap, On the Record, en 2020), voici quelques pistes possibles pour un début d’enquête : comment Woody Allen a-t-il torpillé la carrière de Mia Farrow, et à quelles fins ? Pourquoi est-il encore si fortement soutenu ? Faut-il voir un lien entre ce qu’il se défend d’être et les films qu’il écrit depuis le début des années 1990, dans lesquels il introduit des personnages ambigus et les thèmes du meurtre, de la culpabilité, de ce qui est indicible (avec cette phrase, donnée dans un entretien au Figaro en 2007 : «L’homicide est un sujet passionnant parce qu’il permet d’explorer à fond la faiblesse humaine et le sentiment de culpabilité») ? Les réponses à ces questions rempliront chacune sans problème un épisode d’une heure. Elles en soulèveront d’autres aussi, forcément. Et permettront peut-être de répondre à la question ultime : par quelles manœuvres Woody Allen réussit-il encore à échapper à la justice ? Allen v. Farrow, en ne posant jamais la question, est à côté de la plaque.
Valentin Maniglia