Quelques mois seulement après la sortie de son polar Just 6.5, la sensation iranienne Saeed Roustaee fait son retour en compétition, à Cannes, avec Leila’s Brothers, étourdissante saga familiale portée par une impériale Taraneh Alidoosti. À moins d’une surprise au palmarès, une Palme évidente.
En septembre dernier, nous parlions dans nos pages de Just 6.5, immense polar à dimension sociale autour de l’addiction au crack dans les rues de Téhéran. À seulement 32 ans, son réalisateur, Saeed Roustaee, s’est imposé comme la nouvelle sensation du cinéma iranien. Chose qui n’est pas passée inaperçue pour le Festival de Cannes, qui a sélectionné son nouveau film, moins d’un an après la sortie du précédent, en compétition officielle. Pour Roustaee, l’entreprise pourrait bien se révéler payante, puisque Leila’s Brothers, chronique familiale de près de trois heures qui a fait l’effet d’un cyclone sur la Croisette, est d’ores et déjà la Palme désignée.
Les silos dans lesquels on voyait les «crackheads» de la capitale iranienne se réfugier pour prendre leur dose accompagnent le spectateur dès le premier plan du film : Alireza (Navid Mohammadzadeh), ouvrier dans une usine qui les fabrique, est mis au chômage forcé, comme tous ses collègues. Il était le dernier de la famille à avoir un boulot stable; Fahrhad (Mohammad Ali Mohammadi) et Manouchehr (Payman Maadi) sont sans emploi, et Parviz (Farhad Aslani), jeune papa, n’empoche qu’un maigre salaire qui lui permet tout juste de survivre. Quand Heshmat (Saeed Poursamimi), le patriarche, accepte de devenir le nouveau parrain du clan après la mort de son prédécesseur et cousin, c’est au tour de Leila (Taraneh Alidoosti) de trouver un plan qui sorte ses frères et ses parents de la misère. Une fois de plus, la fille devra porter à bout de bras cette famille qui se repose sur elle.
Après Just 6.5, on voyait déjà Saeed Roustaee devenir l’héritier de Jean-Pierre Melville, Sidney Lumet ou Martin Scorsese; Leila’s Brothers le replace plutôt du côté des maîtres iraniens, d’Abbas Kiarostami à Asghar Farhadi. On ne peut toutefois pas s’empêcher de penser à la série américaine Succession, comme si une saison toute entière était réduite à ces 2 h 45, à la différence que les luttes d’argent ne se font pas ici chez ceux qui en disposent à volonté, mais bien chez ceux à qui il manque cruellement. C’est la misère elle-même qui a poussé les enfants, âgés de 40 à 50 ans, à revenir vivre sous le toit des parents. Pourtant, Heshmat ne veut rien entendre, et si ses enfants insistent sur le fait que son côté de la famille, qui les méprise, lui ont demandé de diriger le clan uniquement pour se moquer de lui, le père reste prêt à tout sacrifier pour revêtir cet honneur.
Le récit se déroule sur un période assez courte, mais au vu de la durée du film et de sa richesse, Leila’s Brothers reste une saga familiale monumentale, comme l’ont été, en d’autres lieux et époques, The Godfather (Francis Ford Coppola, 1972) ou La meglio gioventù (Marco Tullio Giordana, 2003). Complétant le tableau d’une fratrie qui passe son temps à s’accuser, se faire des reproches, s’engueuler et argumenter, tout cela avec une finesse d’écriture, Saeed Roustaee brosse le portrait ultracontemporain d’un pays miné par la répression et les sanctions assénées par l’Amérique de Trump, enfermant les pauvres dans une précarité toujours plus insoutenable et laissant, impunis, les plus aisés dans leur bulle.
Là où Roustaee se pose en grand cinéaste, c’est qu’il s’efface derrière une mise en scène sobre – marque des grands auteurs classiques -, nous invitant à entrer dans son histoire, qui continuera de grandir dans l’esprit du spectateur longtemps après l’avoir vue. C’est aussi le cas par la grâce de séquences étourdissantes, où l’intimité d’une cigarette partagée entre frère et sœur possède la même puissance émotionnelle que la séquence d’un mariage opulent, où tout peut basculer d’une seconde à l’autre. Leila’s Brothers est en fait la suite naturelle du cinéma de Roustaee, où le récit individuel se fait l’écho de la grande histoire contemporaine et où, donc, l’intime, le social et le politique sont intimement liés. Avec, au cœur d’une distribution d’ensemble extraordinaire, Taraneh Alidoosti, impériale, dont la détermination, la force et l’existence enragée et sacrificielle viennent mettre à mal une société patriarcale contre laquelle elle ose se battre, au profit de l’union et de l’amour fraternels.
Valentin Maniglia