Accueil | Culture | [Critique cinéma] «Two Prosecutors» : en attente de jugement

[Critique cinéma] «Two Prosecutors» : en attente de jugement


(Photos : pyramide films)

Retrouvez notre critique de Two Prosecutors, le nouveau film de Sergei Loznitsa.

Entre Donbass (2018) et Two Prosecutors, ses deux dernières œuvres de fiction, Sergei Loznitsa a réalisé huit documentaires – en grande majorité historiques et basés sur des images d’archives, mais tous aussi importants les uns que les autres. Et affiche, depuis cette période, un goût prononcé pour l’ironie noire : celle contenue dans ses fictions politiques, mais aussi celle qui constitue sa filmographie elle-même, où chaque film est à la fois le miroir d’un autre et trouve un lourd écho dans l’actualité. Maidan (2014) et The Invasion (2024) chroniquent, à dix ans d’écart et dans deux situations politiques différentes, la résistance du peuple ukrainien face à l’oppression russe; The Natural History of Destruction (2022) et Babi Yar. Context (2021) réfléchissent à deux faces de la barbarie de la Seconde Guerre mondiale.

Suite directe de ce dernier, The Kiev Trial (2022) épouse aussi, avec The Trial (2018), un regard sur les deux vitesses de la justice soviétique. Avec A Gentle Woman (2017), The Trial et Two Prosecutors, il y a là un hypothétique triptyque sur l’absurdité de la bureaucratie et les dangers qu’elle cache. Le dernier en date, non content d’être le plus radical, est aussi le plus puissant.

Surplace

Forcément kafkaïen, le film démarre sur le grand portail d’une prison qui s’ouvre. C’est en prison que commence la quête de Kornev (Aleksandr Kouznetsov), un procureur idéaliste de Briansk, dans l’ouest de la Russie, venu rencontrer un détenu à la suite d’une plainte de ce dernier, arrivée sur son bureau sous la forme d’une étrange lettre écrite en lettres de sang.

Deux heures plus tard, quand, à l’écran, les portes de la prison se referment, Kornev aura écumé de bout en bout des couloirs de bâtiments administratifs, voyagé jusqu’à Moscou, et attendu, beaucoup, pour tenter d’obtenir ce qu’il réclame – ce que la loi autorise. Mais en définitive, il n’aura rien fait d’autre que du surplace : en 1937, à l’époque des grandes purges staliniennes, l’administration soviétique est si suspicieuse et gangrenée par la corruption qu’elle est capable d’avaler le plus moral des hommes en un rien de temps.

Une lente étude de la violence psychologique des régimes totalitaires

L’impossibilité du personnage, rare témoin des méfaits du NKVD (l’ancêtre du KGB), à faire éclater la vérité : de Kafka aux thrillers politiques d’Alan J. Pakula ou Elio Petri, le concept n’a rien de nouveau, et le dénouement évident du film de Loznitsa n’est jamais un secret. Débarrassé ainsi de toute tension liée à l’avancement du récit, l’Ukrainien pousse la sobriété à l’extrême, et dans ce film uniquement constitué de plans longs, fixes et privés d’horizon, tout exprime la sensation d’enfermement.

Une allégorie cinématographique de la rigidité d’une dictature, exprimée jusque dans le format d’image parfaitement carré, la façon dont les décors épousent les bords du cadre, les surcadrages qui enferment doublement le personnage, la façon dont les corps sont figés dans l’espace… L’époque et le lieu sont le choix de la fiction, mais le même film pourrait être transposé partout ailleurs, et de tout temps. Celui-ci, pourtant, souligne aussi un autre paradoxe, une autre absurdité : adapté d’une nouvelle longtemps interdite, il est tourné en russe, hors du pays naturellement, et avec des acteurs russes exilés.

Une étude de la violence psychologique des régimes totalitaires

En son cœur, Two Prosecutors présente une lente étude de la violence psychologique des régimes totalitaires. L’attente, la promesse, l’espoir deviennent autant d’armes dont ils usent, en premier sur ceux jugés gênants : moins directement létales que des fusils et des bombes, mais tout aussi dévastatrices.

Et tandis que l’on ne suit qu’un personnage, qui est l’autre des «deux procureurs» du titre? Stepniak, le vieux détenu bolchevique qu’il tente de réhabiliter, dont on devine qu’il fut un prédécesseur de Kornev? Vychinski, le redoutable procureur général de l’URSS – par ailleurs déjà largement présent dans les images d’archives de The Trial, qui retrace le vrai procès de faux accusés à des fins de propagande durant les grandes purges staliniennes? Ou bien est-ce le seul Kornev, qui subit patiemment les vertiges administratifs dans la première heure du film, avant de devenir actif dans la seconde moitié? Dans ce film qui fonctionne tout entier comme un MacGuffin – cet élément servant de prétexte à faire avancer l’intrigue sans avoir aucune incidence sur celle-ci –, c’est le signe ultime de la dimension burlesque de cette tragédie bien réelle.

Two Prosecutors de Sergei Loznitsa. Avec Aleksandr Kouznetsov, Alexander Filippenko, Anatoli Beliy… Genre drame. Durée 1 h 57