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[Critique cinéma] «The Caine Mutiny Court-Martial» : l’Amérique et ses gros maux


Retrouvez la critique cinéma de la semaine.

Sorti sur Paramount+ cinq mois après la mort de son réalisateur, à 87 ans, The Caine Mutiny Court-Martial clôt comme un retour aux sources la grande boucle entamée il y a plus de soixante ans par William Friedkin avec, déjà, un film de procès pour la télévision.

Le documentaire The People vs. Paul Crumb (1962), plaidoyer pour la liberté d’un Afro-Américain patientant depuis neuf ans dans le couloir de la mort, laisse s’exprimer l’accusé face caméra, reprend les éléments de l’enquête… En cinéaste-procureur, Friedkin mène son propre procès – pour la libération de Crumb et contre l’Amérique et son système judiciaire aux méthodes contestables. Par la suite, il portera sur le petit écran sa version de 12 Angry Men (1997), et c’est à nouveau un film de procès en huis clos qu’il livre en testament.

Sur le banc des accusés, le premier lieutenant Stephen Maryk (Jake Lacy), tenu responsable d’une mutinerie après qu’il a retiré le commandement de l’USS Caine à son supérieur, Philip Francis Queeg (Kiefer Sutherland). Le navire se trouvait alors pris dans l’œil d’un cyclone dans le golfe Persique, où il menait une action de déminage. Pour sa défense, Maryk invoque la perte de contrôle émotionnelle de Queeg, un officier gradé depuis plus de vingt ans au parcours irréprochable. Devant la cour martiale, Maryk est défendu par Barney Greenwald (Jason Clarke), qui a accepté à contrecœur et dans un bref délai de défendre celui qu’il croit coupable, tout en se promettant de gagner ce procès…

Homme de cinéma, mais aussi de théâtre et d’opéra, auxquels il a dédié une grande partie de sa carrière, William Friedkin renoue avec la tradition américaine du «courtroom drama» (drame procédural) en adaptant une pièce d’Herman Wouk de 1953 : le tribunal, unique lieu de l’action, est filmé sous tous les angles. Avec une caméra presque toujours fixe, Friedkin et son directeur de la photographie, Michael Grady, jouent la carte de la sobriété totale pour mieux exposer le récit. Car les mots sont le seul point d’ancrage dans la réalité du film : on ne saura jamais à quoi ressemble l’USS Caine et aucun flash-back ne vient fendre la narration pour donner à voir la vérité.

L’histoire est racontée par les témoins et les spécialistes – psychiatres et haut gradés – qui s’enchaînent les uns après les autres à la barre (ou, plutôt, sur la chaise vide qui trône au centre de la pièce), laissant au juge – et au spectateur – le soin de faire pencher la balance dans l’un ou l’autre sens.

Revenu aux racines classiques du film hollywoodien, Friedkin narre, dans le même temps, sa propre histoire : la première apparition de Queeg, comme témoin de l’accusation, le montre à la hauteur de son statut, filmé de près, solide, mais le cinéaste glisse en douce ses yeux fuyants et un tic de la main droite. C’est la carrière et l’honneur d’un officier qui est en jeu, rappelle régulièrement le juge, modèle de rigueur et d’impartialité (Lance Reddick, disparu cinq mois avant le réalisateur, à qui Friedkin a dédié le film), tandis que la caméra observe et fait parler le langage corporel des personnages, comme un contre-interrogatoire aux dialogues échangés dans le tribunal.

William Friedkin fait parler le langage corporel des personnages, comme un contre-interrogatoire aux échanges du tribunal

C’est avec l’interrogatoire de Maryk que s’ouvre le deuxième acte. La distance entre la caméra et le sujet régit toujours le procédé, et Friedkin offre le même traitement à l’accusé qu’au plaignant; c’est dans la précision de ses dires, la valeur des pièces à conviction et les imperfections du dossier martelées par son avocat que le procès se transforme en un jeu nerveux.

On comprend pourquoi The Caine Mutiny Court-Martial, que Friedkin avait longtemps tenté de porter à l’écran, avait beaucoup trotté dans sa tête ces derniers temps : après l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole, la folie de demi-despotes à travers le monde et le retour en force de Donald Trump en cette année électorale américaine, le contexte est propice à cette fable procédurale sur la désobéissance légitime et l’insanité dissimulée des chefs.

Face aux grandes œuvres de son auteur (The French Connection, 1971; The Exorcist, 1973; Sorcerer, 1977; Cruising, 1980; To Live and Die in L.A., 1985; Killer Joe, 2011), on considèrera un peu rapidement The Caine Mutiny Court-Martial comme un Friedkin mineur. Mais derrière son minimalisme brut, parfaitement assumé et assuré, le film est aussi l’un des plus politiques d’un auteur en pleine possession de ses moyens – en particulier lorsqu’il s’agit de diriger ses acteurs et capturer leurs subtilités de jeu. Face à la prestation exceptionnelle de Kiefer Sutherland (au centre de deux scènes seulement), Jason Clarke prend son personnage d’avocat à bras-le-corps, jusqu’à un épilogue amer et provocant, ultime attaque de Friedkin contre une Amérique qui n’a pas fini de se retenir de dire ses gros maux.