Retrouvez la critique cinéma de la semaine.
Quelques mois seulement nous séparent de la sortie de Megalopolis, fresque fellinienne et visionnaire, poème philosophique en forme de rêverie de science-fiction, que revoilà un autre film-monument mettant en scène l’architecture – premier des arts majeurs, faut-il le rappeler – au cœur d’un grand feuilleton social et politique. À la différence du film de Francis Ford Coppola, qui, du haut de ses 85 ans, cueille dans son film ce qu’il reste d’utopie dans le cœur de l’humanité, The Brutalist fait l’histoire, sombre et glorieuse, de la renaissance d’une nation, de l’aventure capitaliste, de l’expérience migratoire, de l’apogée artistique et des profondeurs de l’âme, toutes encapsulées dans le destin du seul László Toth (Adrien Brody), génial architecte hongrois et survivant de l’Holocauste parti tout recommencer aux États-Unis.
Avec lui, le film s’ouvre sur la déformation d’une image souvent vue et attendue au cinéma, de The Godfather : Part II (Francis Ford Coppola, 1972 – auquel fera encore écho la scène d’arrivée sur Ellis Island) à Titanic (James Cameron, 1997) : la vue de la statue de la Liberté depuis le bateau d’où arrivent les migrants. Ici, elle est filmée à l’envers, la tête en bas, puis renversée sur le côté de l’image. Comme tombée de son socle, et empêchée de se dresser tel qu’on la connaît, fière et éclatante, à la caméra. L’effet de style est simple, direct, et suggère sans attendre un propos majeur du récit : le caractère illusoire du «rêve américain», l’instrumentalisation des symboles menant à leur effondrement. Le besoin, aussi, de renverser – littéralement – la chimère pour dévoiler le mirage que sont, pour bien des nouveaux arrivants, les États-Unis, autoproclamé «pays de la liberté». Et interroge déjà sur le sens du titre du film : The Brutalist, pour le langage architectural choisi par László (jadis élève du Bauhaus jusqu’à sa fermeture en 1933 par les nazis), ou pour son parcours artistique perpétuellement conditionné par sa rencontre avec toutes formes de violence – donc, «brutalisé»?
Avec ce film, le réalisateur Brady Corbet (coauteur du scénario avec son épouse, la cinéaste norvégienne Mona Fastvold) met en relation le parcours de l’artiste et celui de l’immigré. On ne sait que peu de choses de l’illustre passé de l’architecte à Budapest lorsqu’on le rencontre, si bien que ses premières «œuvres» américaines, dont une chaise et une bibliothèque aux lignes épurées, qu’il fabrique pour le compte du cousin qui l’aide à s’installer à Philadelphie, lui valent d’être mis à la porte. László est sans abri, fait la queue à la soupe populaire et enchaîne les jobs manuels, parfois dangereux, avec l’abnégation qui fait foi de son engagement et de sa croyance en l’idéal de l’immigré «modèle», sans histoires. L’ironie du sort – et le héros le comprendra rapidement –, c’est que, s’il est prêt à endurer d’autres longues années de solitude et de misère, attendant patiemment que son épouse et sa nièce, bloquées en Autriche, puissent le rejoindre, il devra composer avec l’antisémitisme latent de la bonne société américaine protestante. Pour faire rouler sa boutique de mobilier, le cousin Attila (Alessandro Nivola) a changé son nom, Molnár, en Miller, et s’est converti au catholicisme. Sa femme accueille László avec une remarque tout sauf anodine : elle l’incite à se faire refaire le nez – autrement dit, à renoncer à son identité pour se transformer en WASP, comme l’a fait Attila. Lorsque László glisse à son cousin que son magasin n’est «pas très beau», il se réfère sans doute moins aux meubles qu’à l’esprit ayant mené à sa fortune.
Brady Corbet, véritable architecte derrière le film, conçoit son monument une pierre après l’autre
Car, à l’instar du personnage incarné par Adam Driver dans Megalopolis, László Toth est un idéaliste, dont la vision artistique, limpide, ne peut être compromise. C’est ce que promet à l’architecte son mécène, Harrison Van Buren (Guy Pearce), archétype de l’homme d’affaires ayant fait fortune pendant la guerre, et qui lui commande un bâtiment monumental, dont l’utilité – celle de «rendre service à toute la communauté» de la petite ville de Doylestown – a rapidement de quoi être remise elle aussi en question. Dans la bouche de Van Buren, le centre communautaire vise à projeter Doylestown «vers l’avenir», sans pour autant saisir la complexité de la réflexion artistique – politique, même – de László, qui, à travers ses constructions, ne fait guère qu’ouvrir à de nouvelles perspectives sur l’oppression qui le touche. Sur ces mêmes paroles, un champ-contrechamp à 360° dévoile le fameux horizon de «l’avenir», bouché par la foule d’hommes blancs protestants qui entourent les deux hommes. Et ce n’est là qu’une vague expression du schéma de domination du financeur charmant sur l’artiste tourmenté et cherchant sa place dans ce monde…
Divisé en deux grands blocs – la grandeur et la décadence d’un génie –, The Brutalist se dévoile comme les deux faces d’une même pièce : quand le film commence avec les chemins séparés du couple, sa deuxième moitié (qui intervient après un très bel entracte de quinze minutes) reprend avec l’arrivée d’Erszébet (Felicity Jones) et de leur nièce orpheline, Szófia (Raffey Cassidy). Et l’irruption de l’amour fait se déliter toute la duperie dont László a si longtemps fait les frais – c’est d’ailleurs dans les carrières de marbre de Carrare, en Italie, loin de la façade de respectabilité que le millionnaire est obligé d’endosser à Philadelphie, que la bête Van Buren se révèle entièrement.
Brady Corbet, le véritable architecte derrière le film, conçoit de façon très directe son monument cinématographique une pierre après l’autre, toujours sur le fil entre minimalisme dramatique et vision maximaliste du message et de l’environnement (la bondissante industrie de Philadelphie, alors poumon économique américain, la création de l’État d’Israël ou les traumas du personnage, toujours en sous-texte, aiguillent régulièrement le film). Le réalisateur avait pourtant peiné à convaincre avec The Childhood of a Leader (2015) et Vox Lux (2018), entre vantardise visuelle et verbosité manquant cruellement de substance. Ses renvois délicats, au détour d’un plan, d’une réplique ou d’un geste, à quelques grandes fresques du cinéma américain – pêle-mêle, There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2007), Once Upon a Time in America (Sergio Leone, 1984), Goodfellas (Martin Scorsese, 1990)… jusqu’à Hitchcock, dont Corbet et son chef opérateur, Lol Crawley, déterrent le procédé cinématographique de choix, le VistaVision, sublime quoique légèrement aplati par la projection numérique standard –, a de quoi placer largement The Brutalist parmi ces chefs-d’œuvre.