Retrouvez notre avis sur Springsteen : Deliver Me from Nowhere, le nouveau film de Scott Cooper.
C’est qui le «Boss»? On ne sait pas très bien, et lui non plus. Quand le jeune Bruce Springsteen, à peine sorti d’une tournée triomphale, achète sa première voiture neuve, le vendeur, moitié admiratif, moitié soucieux de souligner le côté rock’n’roll de la rutilante Chevrolet Z28 Camaro, lui glisse : «Je sais qui vous êtes.» «Ça en fait un de nous deux», répond Bruce. On est en 1981 et ce dernier est en passe de devenir la nouvelle coqueluche du rock américain, propulsé par le succès du double album The River (1980). L’industrie de la musique étant ce qu’elle est, son label l’attend déjà au travail sur son prochain album; Bruce, lui, a besoin de souffler.
Refusant de s’installer dans la mégalopole voisine de son New Jersey natal, il tente de préserver son intégrité tout en répondant aux devoirs imposés par sa nouvelle célébrité. En gros, Bruce Springsteen est assez connu pour être remarqué partout où il passe, mais encore suffisamment local pour accompagner sur scène, les week-ends, le groupe maison de son bar de quartier. Une ambiguïté avec laquelle il a du mal à composer, et qui ouvre la porte aux démons de son passé.
Un film en quête de vérité
En explorant la période où Springsteen, seul avec ses idées noires, un carnet et un magnétophone quatre pistes de basse qualité, s’est enfermé pour écrire ses deux albums suivants, le brut, sombre et profondément intime Nebraska (1982, celui au cœur du film, qu’il enregistre sans le savoir) et l’explosif Born in the U.S.A. (1984, celui de la gloire mondiale), le film part, en harmonie avec son sujet, en quête de vérité. Le «Boss» a eu le nez fin en proposant lui-même à Scott Cooper d’écrire et réaliser ce non-biopic : depuis son premier (et meilleur) long métrage, Crazy Heart (2009), le réalisateur, passé ensuite par le thriller, le western ou l’horreur, n’a eu de cesse de dépouiller l’Amérique de ses mythes, et Cooper avoue que les disques de Springsteen, et Nebraska en particulier, l’ont souvent accompagné pendant l’écriture de ses films.
Plutôt que de se concentrer sur le respect rigoureux des évènements réels et strictement musicaux – pour cela, Deliver Me from Nowhere s’appuie sur l’ouvrage homonyme de Warren Zanes –, le film immerge le spectateur dans la dépression dont souffre Bruce, ses tenants et ses aboutissants, ses manifestations, et ce que tout cela raconte du personnage, de son environnement et de sa vision du monde.
Un anti-portrait de star coincé entre morceaux de bravoure et conventions hollywoodiennes
Le film reste toutefois un étrange objet hybride, coincé entre le récit minimaliste d’un Last Days (Gus Van Sant, 2005) et les conventions de la grosse machine hollywoodienne façon A Complete Unknown (James Mangold, 2024). D’un côté, une quasi-unité de lieu (la maison au seuil de la forêt qui sert de décor principal) et des silences et évocations qui parlent mieux que les lignes de dialogue elles-mêmes épurées; de l’autre, une mise en scène classique, découpage rythmé, flashback forcément en noir et blanc et, ici et là, des élans héroïques (dans les fragments de concerts, l’enregistrement de Born in the U.S.A., la romance téléphonée ou le long dénouement).
Et au milieu, le jeu impressionnant de Jeremy Allen White, qui joue Springsteen comme il aurait pu jouer James Dean, en funambule entre des poses qui sont purement une question de style, une noirceur intérieure qui peine à transpercer la carapace du personnage et une performance vocale complètement habitée.
Une oeuvre qui transpire la sincérité
Dans un tel film, autant capable d’une retenue extrême comme du sentimentalisme le plus artificiel, on retiendra son cœur authentique. Springsteen : Deliver Me from Nowhere n’est pas un film sur une crise créative, mais sur un artiste en crise. Pas sur les exigences de l’industrie, mais sur la nécessité pour un artiste d’imposer ses propres règles. Ainsi, des morceaux de bravoure narratifs, il y en a dans cet anti-portrait de star, mais à l’exception de quelques-uns évidents (dont une scène où l’on cherche à réaliser le master de Nebraska à partir d’une cassette, pour sauvegarder le côté brut et les aspérités de l’enregistrement originel en lui offrant une haute qualité), il faut les chercher sous la surface.
L’image qui traduit le mieux le film, c’est cette fameuse couverture de Rolling Stone de 1981, plusieurs fois évoquée, mais jamais montrée : sur la photo prise par Annie Leibovitz, on voit le «Boss» en patins à glace, en plein élan et le visage impassible – autant imaginer que la couche de glace sous ses pieds est fine et risque de céder à tout instant. Mais tout cela ne répond pas à la seule question qui compte, à savoir celle d’un film qui transpire la sincérité, mais dont les méthodes de production sont aux antipodes de l’opération anticommerciale que fut Nebraska. Comme dit le «Boss» en conclusion de l’album : «Ça me semble assez drôle, comme après chaque journée durement gagnée, les gens trouvent une raison de croire.»
Springsteen : Deliver Me from Nowhere de Scott Cooper. Avec Jeremy Allen White, Jeremy Strong, Stephen Graham… Genre Film musical dramatique. Durée 1 h 59