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[Critique cinéma] «L’Accident de piano» : l’absurde société du spectacle


(photo dr)

Quentin Dupieux ne dort jamais. Il suffit de regarder sa filmographie, où tout va de plus en plus vite : depuis Incroyable mais vrai (2022), il n’y a bien que quelques mois qui séparent son film de son prochain, c’est, disons, incroyable mais vrai!

Quelques mois donc après Le Deuxième Acte (2024), un film où la dimension métaphysique atteignait les cimes en allant «dans la cuisine» du cinéma, L’Accident de piano dévoile l’envers du décor, à travers les vidéos courtes d’internet, d’un post-cinéma, sinon d’un non-cinéma. Rien d’absurde, au fond, pour le réalisateur : son premier court métrage se nomme Nonfilm (2001), et Rubber (2010) a été tourné avec un appareil photo Canon EOS 5D.

Dans L’Accident de piano, il est question de Magali, incarnée par une Adèle Exarchopoulos bien abîmée physiquement – perruque atroce, appareil dentaire zoomé façon Les Beaux Gosses (Riad Sattouf, 2009). Une jeune femme qui a mis son insensibilité congénitale au service d’images d’autodestruction qu’elle filme avec son téléphone. Et quoi ? Eh bien, «Magaloche» va de plus en plus loin dans le «sensationnel», pour reprendre le terme qu’elle emploie lorsqu’elle demande à l’homme de la grue de monter son appareil «un peu plus haut» : il faut toujours monter d’un cran.

Et c’est ainsi qu’elle est devenue une star face à un public à la fois excité et anesthésié. Il y a de quoi penser à certains jeux télévisés japonais qui mettent le corps à l’épreuve dans l’humiliation et la violence, mais aussi à Jackass ou Michael Youn période trash, le tout en retirant les velléités comiques. Ce n’est plus le rire qui est recherché, y compris dans le film. Du moins pas que.

 

Dans un cas de mutilation classique, comme dans La Pianiste (Michael Haneke, 2001) pour rester dans le champ du piano, la question qui se pose, avec gravité, c’est «pourquoi tu fais ça ?». La réponse de Magali, quand on lui demande la raison de son acte, c’est qu’il n’y a… pas de raison. Faut-il y voir là en creux la réponse que veut envoyer Quentin Dupieux lorsqu’on lui demande le fameux sens de ses films, dont il raille avec délectation les surinterprétations ou plus globalement la branlette intellectuelle stérile ?

Les plus réfractaires à son œuvre cherchent en permanence l’intention. «No Reason» était le slogan de Rubber, c’est devenu un mot d’ordre qui prolonge la fameuse maxime de David Lynch : «Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien».

Alors, est-ce que Quentin Dupieux a envie de se pencher ici sur la «culture du vide», au risque du vertige ? La Magali jouée par Adèle Exarchopoulos, est-ce une allusion à Magali Berdah, surnommée la «papesse des influenceurs» ? Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que le réalisateur a toujours envie de s’amuser avec le cinéma, en insérant le titre de son long métrage en plein entracte, à l’instar de Tropical Malady (Apichatpong Weerasethakul, 2004) ou de Climax (Gaspar Noé, 2018), de même qu’il y a ce plan de Sandrine Kiberlain dans un petit miroir ou d’autres trouvailles visuelles ingénieuses, parce qu’au fond le sujet reste un prétexte pour faire joujou avec la «grammaire» du septième art, terme à connotation pompeuse sur lequel son alias, Mr Oizo, donnerait des coups de bec.

L’absurdité du cinéma de Quentin Dupieux n’est rien par rapport à celle qu’il observe du monde

Alors Quentin Dupieux s’amuse avec ses acteurs, oh oui, il se divertit avec Jérôme Commandeur, trop gavé de pilules en arrière-plan, comme s’il s’agissait cette fois de montrer la «cuisine» du clown dépressif, ou comme il s’éclate avec une Sandrine Kiberlain premier degré, histoire de remettre là-dedans un peu de (bon) sens.

Plus largement, chez lui, brûle ce désir de filmer des situations à côté de la plaque chauffante, bien à côté à l’instar des analyses qui pourraient être faites de ses films, comme le «fuck» drôle de l’homme à la grue, ou comme Karim Leklou et son petit frère Gabin Visona qui balancent des yaourts sur la vitre du chalet pour faire coucou.

Cela dit, oui, dans L’Accident de piano, l’atmosphère plombée est plus proche du Daim (2019) que de Wrong Cops (2013) ou de Fumer fait tousser (2023), des films «what the fuck?», mais juste «what the fuck ?», quoique Le Daim peut faire rire par le pitch (un homme décide de supprimer les manteaux de tout le monde), et là, c’est en racontant une célébrité hors sol que Quentin Dupieux réalise son film le plus terre à terre.

Alors les fans du cinéaste apprécieront les clins d’œil à ses précédentes œuvres, du genre Adèle Exarchopoulos qui se nourrit de yaourt/crème nature comme, dans Steak (2007), l’équipe de bras cassés les «Chivers» trinquaient avec du lait, ou la même Adèle qui rejoue la partition cinglée de Mandibules (2020).

De même que, côté visuel, l’affiche du film illustrée par une bouche à dents de piano à la place de l’appareil dentaire ressemble à un détournement du canapé Bocca de Dali. Mais il y a une réponse dans L’Accident de piano. Si Quentin Dupieux pointe du doigt cette «culture du vide», ou cette post-sous-culture, en réalité, le film justifie à lui seul que l’absurdité de son cinéma n’est rien par rapport à celle qu’il observe du monde contemporain. Et il n’y a sans doute pas de quoi rire.