La cocina
d’Alonso Ruizpalacios
Avec Raúl Briones, Rooney Mara, Anna Díaz, Motell Gyn Foster…
Genre comédie dramatique
Durée 2 h 19
Dans le cinéma (comme en littérature), il y a des sujets qui flottent dans l’air : en 1968, le cinéaste français Alain Resnais disait à ce propos «ne pas croire au plagiat» et, pour deux ou plusieurs films sortis à la même période partageant un sujet et des idées similaires, «c’est le premier qui l’a tourné qui a eu raison de le faire».
Mais si La cocina nous ouvre les portes d’une cuisine en surchauffe, la comparaison avec la série The Bear ou des films tels que Boiling Point (Philip Barantini, 2021), La Passion de Dodin Bouffant (Trần Anh Hùng, 2023) ou le documentaire de Frederick Wiseman Menus-Plaisirs – Les Troisgros (2023) – œuvres auxquelles on pourrait encore ajouter la comédie horrifique The Menu (Mark Mylod, 2022) et la série française Carême, diffusée à partir d’avril sur Apple TV+ – s’arrête ici.
Autrement dit, son réalisateur, Alonso Ruizpalacios, a eu d’autres bonnes raisons de le faire. Car, ici, la gastronomie est loin d’être le sujet central. Abordée au sens large, elle est plutôt un véhicule dramatique où s’entrechoquent des thématiques sociales brûlantes.
Les premiers plans, filmés d’abord depuis un bateau débarquant à New York, puis offrant une collection de vues de Manhattan dont le cachet touristique est confronté au laïus d’un sans-abri sur le sens profond du nom «Times Square», peuvent eux aussi être mis en miroir avec un autre film récent, The Brutalist (Brady Corbet, 2024).
Comme ce dernier, La cocina pose un regard amer sur la face cachée de l’immigration et du rêve américain – à la différence que celui de Ruizpalacios est aussi volcanique.
À aucun moment on ne croirait que The Grill, le restaurant où se déroule l’action, se situe sur la place la plus emblématique de la Grosse Pomme : les employés y accèdent par une «backstreet» infestée de rats et, à l’exception des pauses clope, restent confinés dans cette cuisine souterraine supervisée par un chef gueulard et dirigée par un patron fort en promesses.
Le réalisateur manie parfaitement les fils invisibles, mais bien réels, de la hiérarchie sociale avec, au cœur du récit, l’expression d’une certaine forme de violence qui émane du haut et qui ne peut qu’exploser par le bas.
Pas véritablement un film choral ni tellement une fable, La cocina possède pourtant quelque chose de l’un et de l’autre : son esthétique riche en symboles et sa narration kaléidoscopique – fidèle à l’esprit de la pièce de théâtre The Kitchen, écrite en 1957 par le Britannique Arnold Wesker, dont ce film est une adaptation libre et moderne.
Délimitée par le format carré du cadre, l’image de Juan Pablo Ramírez offre ainsi un noir et blanc inhabituel dans lequel le premier plan, toujours finement ciselé (voire carrément tranchant), se détache d’un arrière-plan graisseux : c’est à la fois un tour de magie qui joue sur l’écart entre réalisme brutal et fiction et une astuce de mise en scène immersive.
Car, dans et autour de cette cuisine, les personnages comme le spectateur ne connaissent aucun répit. Matérialisée par ce boîtier inarrêtable d’où sortent les commandes des clients, la pression extrême subie par le personnel vient de partout : des interrogatoires orientés et des soupçons aux relents racistes visant à découvrir qui a volé dans la caisse; d’un rendez-vous dans une clinique pour un avortement, coincé entre deux services architendus; plus généralement, d’un environnement de travail toxique, où l’hostilité se fait ressentir même entre collègues censés se soutenir.
Dans cette cuisine où tout le monde s’appelle par sa nationalité («Mexicain», «Dominicain», «Colombien»…) plutôt que par son nom, on est censé vivre le rêve américain en se réinventant en version réduite des Nations unies; mais lorsqu’on s’échappe de l’épuisant décor de travail, le temps d’une cigarette, c’est aussi pour se confier des secrets et puiser dans son imagination. Une manière de se réapproprier le pouvoir en rêvant à nouveau, et pour de bon.
Si la langue «officielle» de la cuisine est l’espagnol – tout est dans le titre –, c’est autant une façon de porter à l’écran une réalité (linguistique, démographique) que d’aller contre l’invisibilisation de celles et ceux, immigrés en quête d’une vie meilleure, qui n’ont d’autre choix que de se donner à fond, parfois au prix de crasses qui forcent à ravaler sa honte, pour faire tourner l’économie d’un lieu (une place touristique, par extension une ville, un pays), recevant en retour surtout de l’ingratitude.
Parmi les images poétiques et lourdes de sens dont regorge le film, il y a cette scène où la cuisine, à cause de la défaillance d’une machine, est inondée, faisant davantage ressembler ce sous-sol en effervescence à un navire en train de couler.
Toute la colère, l’impuissance et la frustration de la main-d’œuvre est, elle, incarnée tout entière dans la performance orageuse de Raúl Briones, extraordinaire dans la peau de Pedro, cuisinier doué et employé aussi charismatique que son caractère est imprévisible.
À se demander si cette folie qu’il ne sait plus contenir n’est pas, plutôt qu’un trait de caractère individuel, un sentiment partagé par tous ces travailleurs sans papiers à qui l’on promet une existence légale tout en les gardant bien cachés dans les sous-sols de la grande ville – après tout, le quartier de Manhattan qui démarre à l’ouest de Times Square s’appelle bien Hell’s Kitchen…