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[Critique cinéma] «Das Lehrerzimmer» : généalogie du mal ordinaire


Retrouvez la critique cinéma de la semaine.

Drame scolaire empreint d’un réalisme inconfortable ou thriller psychologique asphyxiant, Das Lehrerzimmer est en tout cas un film sec et aiguisé, qui affronte une problématique pourtant ordinaire. Dans le collège public qui sert d’étouffant décor à ce huis clos, la caméra n’a d’yeux que pour Carla Nowak (Leonie Benesch, magistrale), professeure de maths et de sport : la jeune enseignante est scrutée de près dès l’introduction, alors qu’elle est convoquée chez la directrice avec deux de ses élèves à la suite d’un vol au sein de la classe. Idéaliste et prudente, la prof reste impuissante face à une dirlo qui prône la tolérance zéro, et qui force la main aux adolescents pour désigner le coupable idéal en la personne d’Ali, l’élève d’origine turque assis au fond de la salle. Et tandis que les vols continuent dans une atmosphère de plus en plus suspicieuse, Carla, seule contre tous, tente de résoudre le mystère.

Une microanalyse des temps actuels livrée avec une clairvoyance alarmante et chirurgicale

Si les trois premiers longs métrages du réalisateur allemand Ilker Çatak (réalisés entre 2017 et 2021) sont restés peu visibles hors des frontières de son pays, Das Lehrerzimmer, auréolé de quatre prix majeurs aux derniers Deutscher Filmpreis (meilleurs film, réalisateur, scénario et actrice), révèle un cinéaste au langage percutant. À travers le parcours de son héroïne, il dessine une tragicomédie ordinaire qui ne soulève jamais le moindre sourire mais qui donne son lot de sueurs. Car c’est toujours en voulant bien faire que Carla déclenche des réactions en chaîne qui, systématiquement, la prennent au piège. Inspiré à l’évidence par Michael Haneke (viennent en tête Benny’s Video, 1992; Code inconnu, 2000; Caché, 2005), jusque dans les pincements et grincements de cordes qui marquent la cadence de cette impossible course à la vérité ou le format carré qui oppresse ses personnages dans un établissement filmé comme une cage, Ilker Çatak, bien moins extrême que son aîné autrichien, n’offre pas moins ici une microanalyse des temps actuels livrée avec la même clairvoyance, alarmante et chirurgicale.

Au fil d’une centaine de minutes étouffantes, la tension se fait une place toujours plus prégnante dans le film. Le récit, minutieusement raconté, dévoile les réflexes en vigueur à l’intérieur d’un système qui cherche avant tout à se protéger de ses propres dérives. Surtout, il étudie les conséquences inarrêtables d’un acte certes répréhensible, mais anodin : deux professeurs s’invitent à la table de Carla, en pleine visioconférence durant une pause, et tentent doucement de la dévoyer. Droite dans ses bottes, Carla n’a pourtant ni la stature ni l’autorité qui lui permettraient un minimum d’ascendant sur ses collègues; et si elle encourage brillamment ses élèves à la créativité, la bienveillance et l’ouverture à l’autre, ceux-ci finiront aussi par pointer du doigt les mêmes défauts.

Comme le film, son titre générique dissimule une parabole : chez Ilker Çatak, l’école est décrite à la manière d’un petit État, avec ses dirigeants opiniâtres (la directrice Böhm et son adjoint Dudek), ses ministres vendus (les professeurs Liebenwerda et König), son peuple ultrapolarisé (les élèves et leurs parents)… Plus que jamais, l’école est le miroir de la société actuelle, et le film sonde la notion de bouc émissaire, évoque la «cancel culture» ou encore les «fake news» – lorsque Carla, interviewée par le journal de l’école, voit apparaître dans l’article des propos qu’elle n’a jamais tenus –, dans l’intention de mettre en lumière un problème ultracontemporain : la demande aveuglante d’une vérité immédiate, au risque d’entraver la raison. Une entreprise qui fait d’autant plus effet qu’Ilker Çatak garde hors champ tous les éléments qui forment le nœud dramatique du récit, et dont on trouve un écho dans la vidéo filmée par Carla d’un vol pris en flagrant délit, mais sans que l’auteur du larcin ne dévoile son identité. En souhaitant inviter le spectateur à se poser des questions, le réalisateur évite de donner des réponses; ainsi, le cynisme triomphant du dernier plan du film doit encore une fois se lire entre les lignes pour une signification plus tristement réaliste. Quant à l’héroïne, dont la pétillance initiale ne pouvait que faner, c’est bien au premier degré qu’elle perd la face, comme ses idéaux.

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