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[Critique cinéma] «A Real Pain», anatomie de la douleur


Le dernier film de Jesse Eisenberg est un vrai petit joyau.

On ne présente plus Jesse Eisenberg, acteur américain révélé, entre autres, par la comédie horrifique Zombieland (Ruben Fleischer, 2009) puis par The Social Network (David Fincher, 2010), et qui, depuis, mène une brillante carrière en équilibre entre blockbusters (il a récemment été Lex Luthor, l’ennemi juré de Superman, chez Zack Snyder) et cinéma indépendant (chez Woody Allen, Noah Baumbach, Kelly Reichardt, Joachim Trier…).

On sait moins que l’acteur de 41 ans est également dramaturge et écrivain, auteur de romans, nouvelles et autres textes publiés régulièrement dans des revues littéraires américaines. Avec A Real Pain, son deuxième long métrage (après le discret When You Finish Saving the World, en 2022) attendu en salle mercredi prochain, il tente une approche du cinéma à travers l’émotion pure et réussit un vrai petit joyau.

Dans un scénario inspiré en partie de son histoire familiale, Eisenberg s’amuse des codes du «buddy movie» et du récit de voyage en mettant en scène le parcours de deux cousins mal assortis qui entament ensemble un tour organisé en Pologne sur le thème de l’Holocauste, une façon de rendre hommage à leur grand-mère, une survivante des camps de la mort, récemment disparue.

 

Jeune papa responsable, David (Jesse Eisenberg) représente la moitié sérieuse du duo, avec sa présence effacée et son éternel air coincé. David fut autrefois très proche de Benji (Kieran Culkin), mais il angoisse aujourd’hui de retrouver ce cousin qui est tout l’inverse de lui, un esprit libre doué d’un humour désarmant, bourré de charme et de contradictions.

Un titre à double sens qui s’adresse à Benji, clown hypersensible formidablement joué par Kieran Culkin

La faute à des chemins de vie qui se sont déchirés, l’un étant parti s’installer en couple à New York, avec à la clé un mariage et un job dans la publicité digitale, l’autre n’ayant jamais su quitter sa petite bourgade «upstate», où on imagine facilement ses journées passées à fumer de la marijuana plutôt qu’à chercher du boulot.

C’est à Benji que s’adresse le joli double sens du titre : derrière la façade clownesque se cache un hypersensible, incapable de gérer le mal qu’il garde en lui («une douleur réelle») et qui peut à tout moment se révéler pénible («un vrai boulet»). Au détour d’une présentation au groupe qui participe au voyage organisé, Benji glisse être plus âgé «de trois mois», mais il pourrait avoir n’importe quel âge entre 25 et 40 ans.

À chacun sa manière, donc, de gérer sa propre douleur, qu’elle s’exprime sur la tête de geek vieillissante de David, dans les éruptions spontanées du cousin excentrique, ou encore dans la religion pour ce Rwandais converti au judaïsme, dans l’empathie sans faille de cette bourgeoise quinquagénaire et divorcée…

En menant ses personnages d’un lieu de mémoire à un autre, le scénariste, réalisateur et acteur fait planer l’ombre lourde du thème historique central au film, tout en faisant de la Shoah une porte d’entrée aux maux qui les rongent, un point cathartique pour des écorchés vifs qui, parfois, s’ignorent. Jesse Eisenberg filme l’intérieur du camp de Majdanek avec le silence, les lieux de mémoire, avec la distance qui s’impose. Mais si les grandes douleurs sont muettes, elles n’en ont pas moins besoin d’être guéries.

Qu’il s’agisse d’une scène de guerre improvisée devant un monument aux morts ou d’un malaise provoqué par le fait de voyager en train pour se rendre dans un camp de concentration, l’auteur émerveille par sa capacité à faire jaillir, de la confrontation entre la farce et la souffrance, des réflexions sur les visions divergentes du monde, avec Benji comme élément fédérateur (autant que perturbateur), qui encourage chacun à trouver la part d’innocence que l’on garde cachée.

Une question s’impose alors : quelle est la «vraie douleur» dont on parle? En assurant que seules certaines souffrances sont comparables (celle de la grand-mère polonaise et du survivant du génocide au Rwanda, par exemple), le film s’ouvre à un examen intime des poids que l’on supporte et de la façon dont on traite les douleurs intérieures de l’autre.

À l’excellence du scénario et des dialogues répond une mise en scène à la fois sobre et généreuse, parfois même fortement évocatrice, sur une série de plans fixes de la ville de Lublin après que le guide a invité à «imaginer la ville avant la guerre et toutes ses horreurs», ou lorsque Eisenberg se réserve un monologue déchirant sur l’amour-haine qu’il voue à son cousin, avant que ce dernier le coupe, surgi de nulle part, pour égayer les cœurs, assis au piano.

Dans le rôle de Benji, Kieran Culkin compose l’un des plus beaux personnages masculins vus de mémoire récente dans le cinéma américain – son Golden Globe, obtenu dimanche dernier, est plus que mérité.