Fiction culte du petit écran, The Sopranos a été décortiqué de toutes parts. Mais en posant sa caméra dans le cabinet du Dr Melfi, pour y interroger le créateur et le casting de la série, le documentariste Alex Gibney offre un nouveau regard sur une œuvre qui a marqué les esprits.
Vingt-cinq ans après la diffusion de sa première saison, The Sopranos (1999-2007) reste un emblème. Un moment de bascule dans l’histoire de la fiction télévisuelle – et du petit écran tout court – au tournant de l’an 2000. Tout un symbole. Tout, depuis la conclusion de la série, a été maintes fois raconté, décortiqué et analysé sur le chemin de croix turbulent de Tony Soprano, boss mafieux du New Jersey en perte de vitesse et en proie à d’intenses crises d’angoisse, cherchant à retrouver son autorité en se rendant chaque semaine, et en secret, chez sa psy.
Tout… ou presque. Les innombrables articles de presse, interviews et ouvrages entiers consacrés à The Sopranos ont certes insisté sur la façon dont l’œuvre a redéfini les codes esthétiques et moraux des séries télé ou la représentation de la communauté italo-américaine, et de saluer l’ambition et l’exigence de l’écriture, de l’interprétation et de la mise en scène jusqu’alors exclusives au cinéma. De tout cela pourtant, il devait bien rester quelques zones d’ombre à clarifier.
David Chase sur le divan du Dr Melfi
Entre en scène Alex Gibney. Du documentariste américain, aussi doué que prolifique, on se souviendra par-dessus tout de son portrait monumental de Frank Sinatra (All or Nothing at All, 2015), par ailleurs considéré comme un «saint» par bien des gangsters dans l’univers des Sopranos. Pour retracer cette odyssée de dix ans, jamais vraiment racontée par ceux qui l’ont faite, Gibney met au point un concept imparable : il fait s’asseoir l’auteur de la série, David Chase, sur le divan du Dr Melfi, dont le cabinet est recréé de toutes pièces en studio, et jusque dans les moindres détails.
Chase, un Américain d’origine napolitaine (comme son nom ne l’indique pas), ne s’était finalement que très peu exprimé sur le sujet, ou alors en surface. Et le documentariste de l’accompagner tout au long d’une thérapie de 2 h 40 pour revenir sur la création, les conditions de travail et les enjeux de ce projet d’une vie.
David Chase s’assoit sur le divan du Dr Melfi, recréé en studio, pour revenir sur l’odyssée The Sopranos
The Sopranos, tel que l’introduit Alex Gibney au grand manitou, est «une idée qui réunit plein de choses que (David Chase a) vécues» : son éducation de la rue dans le New Jersey, la place des femmes et la violence – même insidieuse – des hommes dans la communauté italo-américaine, l’aspect tragicomique du quotidien des gangsters… Le diable est dans les détails, qui peuvent parfois émouvoir aux larmes – comme ce jour où James Gandolfini, sous la chaleur étouffante d’un après-midi d’été dans le New Jersey, couvre son crâne d’une serviette mouillée, renvoyant à David Chase le souvenir émouvant de son père et de ses oncles italiens à la plage.
Sans parler du personnage de Livia, la mère de Tony, personnage acariâtre autant que tragique, qui n’est autre qu’une version fictive de la mère de l’auteur. La parole de David Chase est l’essence et la raison d’être de ce documentaire, et la thérapie, qui abordera aussi les remords, les regrets, la toxicité au travail et autres drames de la vie, fonctionne.
Gandolfini, un acteur immense doublé d’un homme humble
Pour autant, Alex Gibney refuse de s’enfermer dans le rôle du documentariste-psychiatre. Et s’il interroge aussi, à deux décennies d’écart, bon nombre d’autres piliers de la série (les acteurs Edie Falco, Lorraine Bracco, Michael Imperioli, Steven Van Zandt et Drea De Matteo, le chef opérateur Alik Sakharov, l’ex-big boss de HBO, Chris Albrecht, etc.), il manque inévitablement le plus solide d’entre tous, James Gandolfini, mort prématurément à 51 ans, en 2013. Le silence qui a suivi le choc de sa disparition allant de pair avec l’attitude taiseuse de l’inventeur du personnage, l’éternel interprète de Tony Soprano se révèle ici bien vivant.
Chase (et les autres) s’ouvre(nt) avec la même franchise et la même émotion (l’éloge funèbre lu par David Chase à l’enterrement de Gandolfini est déchirant) sur celui qui a toujours été, de l’avis incontesté, un «type bien», consumé de l’intérieur par rien d’autre que l’intensité de son alter ego à l’écran et la célébrité soudaine qui en a découlé. Un acteur immense doublé d’un homme humble mais à fleur de peau, qui reçoit enfin l’hommage que tout le monde attendait, et qui confirme l’idée que l’on avait de lui : un saint, plus grand encore que les «molti santi» de Newark.
Wise Guy d’Alex Gibney. Genre documentaire. Durée 2 h 40. Max