Cette semaine, True Mothers, de Naomi Kawase : un modèle de subtilité dans lequel le style et les personnages font l’histoire.
L’adoption est un sujet qui a, à plusieurs reprises, motivé Naomi Kawase. D’abord pour des raisons personnelles : la cinéaste japonaise a été elle-même élevée par des parents adoptifs. Avec True Mothers, elle ferme le cercle qu’elle a commencé à tracer il y a trente ans, avec les documentaires autobiographiques Étreinte (1992), Dans le silence du monde (2001) et Naissance et maternité (2006). Devant l’objectif de sa caméra vidéo, Kawase montre sa famille, ses familles, part à la recherche de son père, filme sa grand-mère, qui l’a élevée, met au monde un enfant. Grande cinéaste des relations humaines et de la nature, elle affronte pour la première fois ce sujet, encore tabou au Japon, dans une œuvre de fiction.
Ce nouveau film permet à Naomi Kawase d’emprunter des chemins qui se croisent : ceux qui lient, par la force des choses, une mère adoptive, Satoko (Hiromi Nagasaku), et une mère biologique, Hikari (Aju Makita). L’une, heureuse et aisée, vit avec son mari, Kiyokazu (Arata Iura), qui ne peut avoir d’enfants. L’autre, tombée enceinte à 14 ans, se voit forcée d’abandonner son bébé. Sept ans plus tard, Satoko reçoit un appel d’Hikari, bien décidée à reprendre «son» enfant…
Où va-t-on quand on disparaît ? C’est l’une des questions posées par cette œuvre inondée de lumière naturelle, d’une élégance rare, dans laquelle on navigue à vue, comme projetés sur les ramifications ténues d’une fleur qui ne cesse de croître. Dans son errance funambule, Naomi Kawase repositionne ses interrogations et les assemble. Sa caméra n’est pas un crayon, mais un pinceau, le plus délicat des instruments, qu’elle manie délicatement pour capturer l’insaisissable, à l’image d’Hikari, qui saisit le soleil dans un rond qu’elle forme avec son pouce et son index. Pour le petit Asato, sa mère biologique, sa «mère d’Hiroshima», s’est éclipsée; en réapparaissant, Hikari veut soustraire Asato à ceux qui l’ont élevé, et les faire disparaître à leur tour. Les protagonistes de True Mothers n’ont pas d’ombre, ils forment une unité, à la fois individuelle et collective, dont la blancheur éclatante du film consacre la pureté.
Mais le blanc est aussi la couleur des fantômes, ces visiteurs d’un autre temps qui submergent le film. Ils se dérobent aux personnages, pas à la cinéaste. C’est la nature qui les invite, dans de sublimes plans de transition comme des toiles impressionnistes où l’artiste ouvre son œuvre à ses chimères panthéistes et définitivement japonaises : un jardin immaculé, un oiseau perché sur une branche de cerisier en fleurs, un travelling au-dessus de la mer… La bouleversante beauté du monde est la charpente sur laquelle s’érige l’histoire, qui se déconstruit au fur et à mesure qu’elle progresse, dans des flash-back parallèles centrés sur le couple désespéré, puis sur la grossesse d’Hiroki. Naomi Kawase accomplit la prouesse d’un grand écart entre fiction et documentaire, entre poésie et réalisme, et le porte à son paroxysme à mi-chemin de ces 140 minutes, quand elle filme le quotidien du refuge pour futures mères célibataires qu’intègre Hikari : caméra vidéo au poing, elle les observe au plus près des visages, qui ne portent plus les stigmates de leur vie d’avant. Celles qui se sont brouillées avec les parents, celles qui se prostituaient… Les outils de la fiction sont employés pour réécrire son réel. Pour brouiller un peu plus les pistes dans ce segment éblouissant, c’est la voix de Naomi Kawase que l’on entend derrière la caméra, s’adressant aux personnages.
True Mothers est un modèle de subtilité dans lequel le style et les personnages font l’histoire. Mais la cinéaste ne s’arrête pas à sublimer le monde. À l’instar de ses fantômes, le film laisse une place aux non-dits, qui restent inexpliqués mais pas abandonnés. Dans la première moitié, Naomi Kawase joue avec le thriller. La sonnerie du téléphone fait sursauter, l’Hikari qui se présente au domicile du couple, entourée de mystère, ne ressemble en rien à celle que l’on a vu quelques minutes plus tôt… En ce sens, la séquence dans laquelle Satoko et Kiyokazu participent à la première réunion de «Baby Baton», le programme d’adoption qu’ils vont suivre, est édifiante : la directrice énonce ses règles, archaïques et quasi totalitaires – au moins un parent doit abandonner son travail, de préférence la mère –, auxquelles tous devront se plier sans qu’aucune exception ne soit faite. «Pour le bien du bébé», répète-t-elle, comme si l’enfant avait des besoins de dictateur en vue de fabriquer le bonheur de leurs parents.
Mais Naomi Kawase se refuse à résoudre l’énigme «Baby Baton». Le sujet n’est pas là. Mieux : elle le prend à revers en montrant le couple parfaitement heureux. Pourtant, Satoko a dû quitter son emploi, et est désormais réduite au rôle de «la mère», celle qui sort de la cuisine avec un plat fumant en s’exclamant «Tempura !» de façon (un peu trop) enjouée, celle que l’on appelle quand l’enfant a des problèmes à l’école. Il y a la pudeur, chez Naomi Kawase, de revendiquer à voix haute son observation critique de la société, peut-être parce que celle-ci est incompatible avec le réalisme. Pourtant, True Mothers provoque une réflexion juste sur la bourgeoisie d’aujourd’hui, sur le poids des traditions, sur la honte et ses façons de l’exprimer ou de l’étouffer.
Valentin Maniglia