Trente ans après son premier long métrage – il en a réalisé huit –, il livre son premier documentaire.
Le cinéaste américain Todd Haynes se met à la place de ses personnages – ceux, par exemple, de Far from Heaven (2002), Carol (2015) ou du récent Dark Waters (2019) –, en cela que ce qui lui est proche et intime touche, sur l’écran, à la grande histoire. Qui mieux que lui, en effet, pour faire le récit de l’un des groupes américains de rock les plus influents des années 1960? Haynes, on le sait peu, a très tôt été influencé par les écrits de Jean Genet et des beatniks, comme l’ont été en leur temps Lou Reed et John Cale, piliers du groupe né sous l’égide d’Andy Warhol. Ce que l’on sait mieux, en revanche, c’est que deux films de Haynes, Velvet Goldmine (1998) et I’m Not There (2007), furent déjà des déclarations d’amour à l’effervescence de la scène musicale new-yorkaise de l’époque. New York, ville des performances artistiques, du «queer» et de Bob Dylan, est aussi la ville que le réalisateur, originaire de Los Angeles, s’est empressé de rejoindre après sa scolarité, guidé par la bonne étoile et les fantômes des temps passés.
Velvet Goldmine affirme dans son titre la filiation entre le groupe fictif de «glam rock» dont il raconte l’histoire – et calque certains aspects de la vie de l’un des personnages, interprété par Ewan McGregor, sur Lou Reed –, tandis que I’m Not There présente une biographie morcelée de la vie de Bob Dylan, que jouent six acteurs différents, dont Christian Bale, Cate Blanchett ou encore Richard Gere. The Velvet Underground serait ainsi, sous la forme du documentaire, une synthèse de ce que le regard de Todd Haynes a pu apporter au récit «musico-biographique». À la différence que, malgré son allure de documentaire musical qui se plie aux conventions de la narration linéaire, le film répond à des problématiques qui traversent le cinéma de Haynes tout entier : l’importance de l’artiste comme force subversive dans le monde, le rôle de l’art dans l’affirmation d’une identité (et inversement), l’imagerie homosexuelle qui s’y rapporte…
Dans la forme, puisque le format ne permet pas à Haynes de se résoudre pleinement à la structure complexe qu’il affectionne (souvent une narration à plusieurs voix et avec des temporalités renversées), il restreint la période aux années 1964 à 1970, autrement dit depuis la rencontre entre le jeune prodige de la musique expérimentale John Cale et le chanteur et guitariste Lou Reed, jusqu’au départ de tous les membres fondateurs du groupe. Haynes n’invoque pas d’éléments biographiques – sauf dans l’urgence de corriger quelques erreurs – et n’évoque pas la sortie de l’album Squeeze (1973), dernier album du Velvet porté par le seul Doug Yule, qui remplaçait John Cale depuis 1969. Il fait encore moins mention de la reformation éphémère du groupe au début des années 1990, dans sa formation initiale (la chanteuse et mannequin allemande Nico en moins), aux pures intentions marketing, soit quelques concerts, dont des premières parties pour… U2. Parlez d’une humiliation!
À la manière d’un chef d’orchestre, Todd Haynes fait de ce documentaire sur la musique une vraie réflexion sur le cinéma
En s’engouffrant dans le souterrain de velours, Todd Haynes entend réaliser l’inverse de ce qu’il a entrepris avec Velvet Goldmine ou I’m Not There : il ne s’agit plus de parler de musique à travers le cinéma, mais utiliser, comme un chef d’orchestre, tous les éléments à sa disposition pour faire de ce documentaire sur la musique une vraie réflexion sur le cinéma. La caméra, depuis leurs premiers pas à la Factory de Warhol, est un objet familier au Velvet Underground, et les textes de Lou Reed – prenons Heroin ou Venus in Furs, pour ne citer que des classiques – sont très imagés et superbement découpés.
Si le Velvet Underground comme sujet de cinéma est aussi du pain béni pour Todd Haynes, c’est qu’il n’existe presque aucune archive vidéo du groupe pendant cette période, à l’exception de celles tournées par Andy Warhol ou par le cinéaste d’avant-garde Jonas Mekas. Alors le montage, éblouissant et savant, recourt à de nombreux procédés, souvent propres au cinéma de l’époque (dont des «split screens» qui surgissent de toute part) et l’illustration existe avant tout comme force inspiratrice, tant pour le cinéaste que pour son sujet, aux instants T du récit et, cinquante ans plus tard, de sa fabrication. On pense notamment à ces superbes «screen tests» des membres du groupe, signés Andy Warhol, plus belle expression du jeu de miroirs que le documentariste Todd Haynes parvient à mettre en œuvre pour refléter ce qui anime Todd Haynes, le cinéaste de fiction, dans les premières années d’existence d’un groupe éternellement unique.
Valentin Maniglia
The Velvet Underground de Todd Haynes
Genre documentaire
Durée 2 h 01