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[Critique ciné] «The Painted Bird» : la guerre en horreur(s)


Le garçon, souvent spectateur d'actes horribles, en souffrira directement lui aussi : il est enterré vivant...

Avec The Painted Bird, inspiré d’un roman controversé du Polonais Jerzy Kosinski, Václav Marhoul met à l’épreuve les limites de ce que peut supporter le spectateur en contant le périple d’un jeune garçon dans une Europe de l’Est dévastée au sortir de la guerre.

Dans les dernières minutes d’Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948), le personnage principal, un garçon de douze ans, erre dans un Berlin en ruine encore occupé par les forces alliées : l’adieu désespéré à un monde devenu invivable après que le jeune garçon a commis l’irréparable en empoisonnant son père. Soixante-dix ans plus tard, le réalisateur tchèque Václav Marhoul filme une errance similaire dans une Europe de l’Est dévastée au sortir de la guerre, et en fait le fil rouge de son film, habité par la présence hypnotique du jeune Petr Kotlár.

Les deux films sont tournés dans un noir et blanc superbe, mais l’esthétique léchée de The Painted Bird se substitue au style quasi documentaire du néoréalisme italien. Ici, la violence est très graphique, mais le diable se cache bel et bien dans les détails; en l’occurrence, tout est dans le contraste des noirs et des blancs. Le périple du garçon sur le chemin du Bien et (surtout) du Mal, qui pourrait être une prolongation de l’errance du héros chez Rossellini, devient un voyage initiatique des plus osés.

The Painted Bird est tiré du premier roman (homonyme) écrit par l’auteur Jerzy Kosinski et dont il a refusé, depuis sa publication en 1965 et jusqu’à sa mort en 1991, de céder les droits pour le cinéma, le jugeant trop personnel (au contraire d’un autre de ses romans, Being There, qui donnera le grand film de Hal Ashby en 1979). Roman très controversé en Pologne, The Painted Bird – écrit en anglais – avait été qualifié par Kosinski d’autobiographique.

Images cauchemardesques

Les descriptions de viols, d’inceste, de meurtres et des autres actes de violence dont le garçon du roman est témoin ont même mené à l’interdiction du livre pendant de longues années dans le pays natal de l’auteur. S’il fut révélé plus tard qu’il s’agit uniquement, en réalité, d’une œuvre de fiction, le roman est toujours aussi controversé; la Pologne a même refusé de coopérer, de n’importe quelle manière, avec l’adaptation à l’écran.

À raison, pourrait-on dire, car Marhoul, à la fois derrière le stylo et la caméra, a refusé d’édulcorer son adaptation. Si le roman faisait de la répétition de l’horreur la plus viscérale une figure de style, alors le film devait rester fidèle à cela. Les mots de Kosinski prennent forme dans les images cauchemardesques du cinéaste et le film s’est fait une réputation d’œuvre perverse et malsaine qui met à l’épreuve les limites de ce que peut supporter le spectateur. Ce fut le cas lors de la première mondiale à Venise 2019, où la projection aurait été désertée par une partie de la salle longtemps avant la fin du film.

Michael Haneke et Lars Von Trier servent de références à peine dissimulées pour Václav Marhoul. Et The Painted Bird cumule sans complexe les scènes choc : la mort y est frontale et Marhoul met en scène, notamment, une énucléation, point d’orgue de la longue apparition d’Udo Kier, qui, malgré une filmographie constellée de dizaines de rôles controversés (chez Fassbinder, Borowczyk, Herzog, Von Trier, Paul Morrissey…), livre ici, à 75 ans passés, une performance parmi ses plus dérangeantes.

Quelles horreurs après l’Holocauste?

Le garçon, souvent spectateur de ces actes horribles, en souffrira directement lui aussi : il est enterré vivant (et se fait picorer le crâne par une nuée de corbeaux), se mutile, est abusé sexuellement (par un homme puis, plus tard, par une femme)… La distance instaurée entre le protagoniste, jeune et mutique, et la violence explosive à laquelle il assiste est trompeuse : on ne connaît ni son nom ni son origine (les rares dialogues du film sont d’ailleurs parlés dans une langue inventée, l’interslave, qui mélange plusieurs langues des pays de l’Est) mais on devine très vite, notamment grâce à ses cheveux noirs et ses yeux foncés, à l’opposé du modèle aryen, que son innocence supposée cache le pire derrière lui. Ou pas, finalement.

Car c’est aussi ce que questionne le metteur en scène : avec l’Holocauste comme mètre étalon de l’atrocité humaine, quelles horreurs le monde d’après les camps a-t-il réservé? Dans The Painted Bird, la violence est d’autant plus difficilement regardable qu’elle est au centre d’images sublimes. C’est l’effroi comme dans un tableau de Bruegel : mêmes les photogrammes les plus rayonnants de beauté sont dérangeants, comme ce plan sur Udo Kier (encore lui), dont le visage remplit presque tout le cadre. Les rides, nombreuses, n’ont pas pris le dessus sur sa beauté, mais ses yeux clairs et perçants traversent la caméra. Ils nous regardent, incrédules, fous, terrifiants.

Une véritable merveille

The Painted Bird met en scène les horreurs du passé pour interroger les exactions du présent. L’extermination de masse n’a pas tout à fait disparu – il suffit de regarder du côté de la Birmanie – mais à une époque où le viol et la pédophilie sont largement dénoncés (la plupart du temps à travers les réseaux sociaux, qui rendent la réalité encore plus lointaine), les montrer frontalement est un rappel que ces choses-là existent au moment même où la scène se déroule sous les yeux du spectateur, à des milliers de kilomètres dans un pays en guerre mais aussi beaucoup plus près de nous.

Le film est d’autant plus précieux qu’il s’ouvre ponctuellement à l’humanité, en respectant la dichotomie noir-blanc sur laquelle il est entièrement construit. C’est, par exemple, le soldat nazi (Stellan Skarsgård) qui est le premier personnage que croise le garçon à faire preuve d’humanité, puis, plus tard, le prêtre (Harvey Keitel), loin de l’image sinistre qu’on serait tenté de lui prêter. Non, The Painted Bird n’est pas un film facile à regarder, avec son rythme lent, son ambiance dépouillée (le film n’a pas de musique)… Sa violence extrême? Quasiment une expérience sur la persistance rétinienne.

Et pourtant, le film affronte des thèmes rares, dangereux, comme accompagnement d’un discours engagé et actuel. On pense alors à Requiem pour un massacre (Elem Klimov, 1985), L’Enfance d’Ivan (Andrei Tarkovski, 1962), Le Miroir (Andrei Tarkovski, 1975) et, comme eux, The Painted Bird est une véritable et rare merveille.

Valentin Maniglia

The Painted Bird, de Václav Marhoul. Avec Petr Kotlár, Udo Kier, Stellan Skarsgård, Harvey Keitel… Genre : drame. Durée : 2 h 49.

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