Production italo-franco-britannique menée par l’un des représentants les plus remarqués du cinéma italien actuel, Matteo Garrone, Pinocchio a elle aussi été rattrapée par la crise du Covid-19 alors qu’elle avait tout pour faire figure de locomotive du cinéma d’auteur européen.
Mettons d’emblée de côté le regret de ne pas pouvoir découvrir Pinocchio en salles : l’objet auquel nous avons affaire ici est un morceau de cinéma tout bonnement grandiose.
On peut être surpris de prime abord que le réalisateur de Gomorra et de Dogman s’attèle au plus grand classique italien de la littérature jeunesse, mais ce serait oublier que, de près ou de loin, le conte a toujours trouvé sa place dans son cinéma, ancré dans le contemporain (Gomorra, Reality, Dogman) ou qu’il aille chercher dans ses racines (Tale of Tales). Avec Pinocchio, le discours est clair : le film sera l’adaptation fidèle du roman de Carlo Collodi ou ne sera pas. Comprendre que Garrone entend rendre à l’œuvre toute son italianité spoliée par la version des studios Disney (1940) en offrant en même temps un film plus moderne, visuellement et techniquement, que la version, pourtant monumentale, de Luigi Comencini (1972).
On retourne alors à l’origine du conte, dans l’Italie rurale de la fin du XIXe siècle (l’époque de la publication du livre de Collodi, sorti en 1881), où le pantin de bois, fabriqué des mains du menuisier Geppetto, démarre ses aventures. On y retrouve au fil de l’aventure tous les personnages du conte d’origine, ceux déjà bien connus comme le Grillon, le Chat et le Renard ou Mangiafuoco – Stromboli chez Disney – et d’autres moins connus du public non italien comme le Thon ou le maître d’école.
Éblouissante de bout en bout, on pouvait attendre de cette nouvelle version de Pinocchio qu’elle soit gâchée par des effets visuels numériques indispensables pour une œuvre de cette envergure (elle a coûté près de quatre fois le budget de Dogman, soit 15 millions d’euros). Il n’en est rien : le modernisme du film de Garrone se joue, sur le plan visuel, à travers un rapport aux effets qui relève de l’artisanat, en renvoyant même à la magie des premiers effets spéciaux du cinéma (le tronc d’arbre en mouvement et l’éveil du pantin). Les maquillages, comme les décors, sont à couper le souffle. Matteo Garrone compose ses plans avec l’inspiration du peintre et un sentiment de désolation qui envahit l’image comme chez le Caravage ou le Tintoret.
Avec, pour morale, l’importance de l’éducation, Pinocchio donne aussi à réfléchir sur de nombreux sujets de société avec une effronterie délicieusement espiègle. Si le pantin est rattrapé par la morale, le segment du film qui se déroule à l’école est une célébration de la désobéissance qui passerait presque pour punk. Et Garrone de s’amuser, à chaque nouvelle progression dans l’histoire (qui se traduit à l’écran comme dans toute bonne fable par la rencontre avec un nouveau personnage), à jongler avec l’émerveillement et l’horreur, l’enfantin et l’adulte.
Quand Pinocchio cueille les pièces de monnaie sur l’arbre dans une séquence féerique, c’est pour finir racketté par le Chat et le Renard et pendu à un arbre dans une vision d’horreur qui rappelle le cinéma gothique de Mario Bava. À l’inverse, lorsque le pantin se fait avaler par la baleine monstrueuse, il retrouve dans l’estomac de celle-ci son père, Geppetto, interprété par un très touchant Roberto Benigni.
Puis Garrone redouble avec intelligence de l’intervention des ressorts comiques pour un public plus jeune à l’intérieur de séquences qui s’adressent clairement plus aux adultes. Le risque du projet aurait pu mener à un ratage total, mais la richesse des thèmes abordés, la place que Garrone laisse à la candeur et la virtuosité des aspects techniques font de Pinocchio l’un des représentants les plus éclatants du cinéma italien actuel.
Valentin Maniglia
Pinocchio de Matteo Garrone (fantastique; 2 h 05) avec Federico Ielapi, Roberto Benigni, Rocco Papaleo, Massimo Ceccherini, Marine Vacth, Gigi Proietti…