Cette semaine, Nightmare Alley de Guillermo Del Toro. Un thriller de 2h30 avec Bradley Cooper, Rooney Mara, Cate Blanchett, Toni Collette…
De tous les arts, le cinéma est celui qui s’en remet le plus souvent à ses trucs et astuces : depuis Méliès (et déjà avant), puis avec Chaplin, Keaton, Hitchcock, Welles, et ainsi de suite jusqu’à David Lynch et Leos Carax, le film est le lieu privilégié où se cache l’illusion. Longtemps avant de devenir un réalisateur oscarisé, Guillermo Del Toro était l’un de ces artisans magiciens du cinéma; un orfèvre, même, puisque c’est en tant que maquilleur et créateur d’effets spéciaux que le Mexicain a fait ses débuts derrière la caméra. S’il a, depuis, succombé à la tentation des effets numériques – une nécessité, dans le cas des démesurés Hellboy II : The Golden Army (2008) et Pacific Rim (2013) –, il n’a jamais laissé tomber son premier amour. Les effets créés en «live», qui rendent ses acteurs étranges, difformes ou méconnaissables, sont un élément primordial de son univers, où la frontière est poreuse entre le monstrueux et le merveilleux.
En ce sens, Nightmare Alley fait figure d’exception dans la filmographie du cinéaste mexicain. Si les monstres sont partout, le fantastique est, lui, inexistant. Et pour cause : le protagoniste de l’histoire, Stanton Carlisle (Bradley Cooper), est un charlatan. Débarqué sans le sou dans une fête foraine, au milieu de l’Amérique rurale des mourantes années 1930, il y travaille un temps comme homme à tout faire avant d’être initié à l’art de la voyance par Madame Zeena (Toni Collette) et son mari, Pete (David Strathairn). Ou plutôt, la contrefaçon de la voyance. Car derrière le numéro impressionnant de Madame Zeena, tout est bidon et fonctionne à partir de codes secrets. Stan apprend vite et, en plus de se montrer exceptionnellement doué, il peut compter sur deux autres atouts : sa gouaille désarmante et sa belle gueule. Sûr qu’il vaut mieux que ce cirque miteux, il embarque Molly (Rooney Mara), jeune artiste dont il s’est entiché, et monte son propre numéro dans les salons de thé de la haute bourgeoisie new-yorkaise, où la proie est facile et le gain considérable.
Avec son onzième film, Guillermo Del Toro propose une antithèse de ce qui animait les dix précédents. Pour cette raison, Nightmare Alley est son projet le plus ambitieux. Le paradoxe est à trouver dans le fait qu’aucun de ses acteurs n’apparaît métamorphosé derrière d’impressionnants maquillages. Pourtant, les monstres n’ont pas disparu de son cinéma; au contraire, ils n’ont jamais été si présents et, oserait-on dire, si terrifiants. Car quand ils ne peuvent plus se cacher derrière un masque, ce sont leurs gestes, leur comportement et les idées qui leur trottent dans la tête qui les rendent effrayants. Le charisme dingue du protagoniste est l’instrument ultime de ses talents de manipulateur. Rien d’aimable derrière le vernis. C’est aussi, finalement, ce qui rend Stanton Carlisle tragique.
Alors que le précédent film du cinéaste mexicain, The Shape of Water (2017), se posait comme une fable sensible et lumineuse, on ne trouve pas une once d’espoir dans Nightmare Alley; mieux, quand la noirceur semble se dissiper, on sait que c’est du vent. Car en racontant les travers de l’homme, Guillermo Del Toro expose les trucs et astuces qui transforment l’humain en odieux manipulateur, de la même manière que Stanton Carlisle apprend et parfait toutes les techniques qui le font passer pour un véritable voyant, ou encore comme Clem (Willem Dafoe) dévoile le secret qui permet de transformer un simple homme en bête de foire. Et puisqu’il s’agit d’un film sur la manipulation et la soif de l’argent, c’est aussi, forcément, un film sur ce fantastique mensonge qu’est le cinéma. Pourtant flamboyant, Nightmare Alley se refuse même à la tentation du glamour, en dépit d’un casting qui serait le rêve de toute production hollywoodienne.
Le meilleur Del Toro
Divisé en deux parties, le film – qui prend comme fil rouge l’éternel récit du chemin vers la gloire et de la chute abrupte – se déplie en miroir, avec, en sus, des références à Freaks (Tod Browning, 1932) ou encore Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962) dans la première moitié, et au film noir de l’âge d’or hollywoodien dans la seconde. Et Carlisle de se retrouver, au cirque comme à la ville, face à son négatif : après le terrible Clem, diabolique crapule, il rencontrera à New York la psychiatre Lilith Ritter (Cate Blanchett), qui, comme le précédent, va nouer avec l’antihéros un lien particulier. À la différence du Monsieur Loyal du «freak show», pourtant, la femme fatale de la grande ville rivalise avec le charisme et les capacités de séduction du voyant manipulateur; qui sait ce que ces deux-là partagent encore?
Pour un cinéaste qui a passé sa vie à susciter le cauchemar chez le spectateur, avec des créatures difficiles à oublier, Del Toro émet une sentence définitive : si les monstres existent, c’est parce que les humains les fabriquent. Et si l’humain peut créer des choses aussi impensables, de quelle part d’inhumanité est-il composé? Le cinéaste démarre son film en terrain connu pour mieux renverser les rôles : l’horreur présentée comme un spectacle forain reste un divertissement, c’est l’art du faux. Dans la chaleur feutrée des salons new-yorkais, en revanche, on se montre sous son meilleur jour afin d’entretenir le mensonge qui gomme le véritable monstre, responsable d’horreurs indicibles… Passionnant, splendide et d’un pessimisme jusqu’au-boutiste : c’est à n’en pas douter le meilleur Del Toro.