Cette semaine, nous avons choisi de regarder : « Madres paralelas » de Pedro Almodóvar avec Penélope Cruz, Milena Smit, Rossy De Palma…
Le cinéma de Pedro Almodóvar ne laisse jamais rien au hasard. Le cinéaste espagnol planche sur son Madres paralelas depuis plus de dix ans, à tel point qu’il a donné à son projet de longue haleine le surnom de «Don Quichotte de la maternité». Dans Los abrazos rotos (2009), déjà, Almodóvar laissait apercevoir l’affiche – fictive – de ce qui allait devenir son 22e long métrage. Pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour le réaliser ? Son «Quichotte» allait-il être voué, comme pour Orson Welles et Terry Gilliam avant lui, à l’infaisabilité? Certainement pas. Madres paralelas arrive, en fait, à point nommé, poursuivant la grande chronologie d’Almodóvar, qui approche de la cinquième décennie de sa carrière, où tout est lié et où chaque nouvelle perle du collier est à la bonne place dans la cohérence de l’ensemble.
Ainsi, le film commence en 2016, année de sortie de son Julieta, comme pour souligner le lien indéfectible entre deux œuvres qui prennent pour thèmes la maternité, les fantômes du passé ou encore l’abandon. Janis (Penélope Cruz), photographe de mode, tombe enceinte à 40 ans. À la maternité, elle partage sa chambre avec Ana (Milena Smit), une lycéenne. Cette dernière n’a pas désiré sa grossesse, au contraire de Janis, très enthousiaste. Les deux mères célibataires accouchent le même jour et leurs destins sont définitivement liés.
Un récit intime qui laisse place à un message d’intérêt collectif, au contenu historique et politique inédit
Histoires de chemins qui se croisent, de liens qui se font et se défont, de secrets et de mystères… Chez Almodóvar, le mélodrame est l’affaire de récits tortueux et d’esthétiques épurées et chatoyantes, au-dessus desquels se posent la direction toujours minutieuse du cinéaste et les partitions raffinées de son compositeur, Alberto Iglesias. Madres paralelas n’échappe pas aux usages, mais son auteur veut faire comprendre que son intérêt majeur est ailleurs. De fait, si la teneur dramatique du récit démontre une fois de plus la maîtrise d’Almodóvar, elle porte en elle un air de déjà-vu qui semblait inévitable, si bien que les enjeux, les mystères et les résolutions des dynamiques liés aux deux protagonistes sont assez prévisibles. Mais, en bon artiste de la précision et de la chronologie, Almodóvar cherche moins à étouffer l’anticipation qu’à utiliser son style habituel pour livrer des considérations qui dépassent largement l’appartement madrilène de Janis, théâtre du microcosme affectif mis en scène ici.
On finit par croire que Madres paralelas découle du précédent long métrage du réalisateur, Dolor y gloria (2019). À sa biographie méditative, Almodóvar tend ce nouveau film comme un miroir, certes déformant : après qu’Antonio Banderas a rendu leur collaboration complète en incarnant l’alter ego fictif du réalisateur, ce dernier s’entoure à nouveau de femmes. Et le récit intime laisse place au message d’intérêt collectif, dont le contenu, historique et politique, est, lui, inédit. C’est la quête de Janis, qui veut retrouver son arrière-grand-père, l’une des 100 000 victimes de la guerre civile espagnole dont le corps a été jeté à la fosse commune, afin de l’exhumer et de l’enterrer dignement.
Le cinéaste parle, à juste titre, de dette envers les disparus, une dette qu’aucun de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la fin du franquisme n’a jugé bon de régler, jusqu’à aujourd’hui. Les fantômes de la dictature étaient effleurés dans la première autofiction d’Almodóvar, La mala educación (2001), mais c’est aujourd’hui, à 71 ans, qu’il solde les comptes. Parce que Madres paralelas clôt de toute évidence un nouveau chapitre de sa carrière – son prochain film, prévu pour 2022, sera son premier long tourné en anglais, avec Cate Blanchett – ou, du moins, complète un triptyque entamé avec ses deux précédents longs. Il y affronte de manière définitive des thèmes qui sont devenus au fil du temps sa signature, tout en imbriquant la petite histoire dans la grande (le père du bébé de Janis est l’archéologue chargé d’exhumer les corps, la mère d’Ana joue au théâtre Doña Rosita, pièce de Federico García Lorca, poète tué par la milice franquiste) et en faisant communiquer sans cesse les fantômes du passé, les drames du présent et les craintes de l’avenir.
Valentin Maniglia