Dans L’Étreinte, de Ludovic Bergery, il s’agit de suivre Emmanuelle Béart, de l’observer dans ses malheureuses déambulations, et d’être le témoin privilégié de sa renaissance.
Non, L’Étreinte n’est pas le film du «grand retour» pour Emmanuelle Béart. Le réalisateur, Ludovic Bergery, est explicite : son film commence et se termine par un voyage en train. Ce qui compte, c’est, à l’évidence, ce qu’il y a entre les deux voyages, un moment suspendu pour le personnage comme pour l’actrice, qui a largement déserté le grand écran cette dernière décennie au profit du théâtre. Et de revenir ici le temps d’une centaine de minutes, pour confirmer sa résurrection. Ce n’est pas non plus le film des adieux. L’Étreinte est une étape avant un nouveau départ. Et quel meilleur moyen pour Emmanuelle Béart de le souligner que devant la caméra, dans cet art qui l’a vu éclore, il y a trente-cinq ans, dans Manon des sources (Claude Berri, 1986), César à la clé ?
Le personnage de Margaux, imaginé pour l’actrice par Ludovic Bergery, ne partage avec elle, sur le papier, aucun point commun. Récemment veuve, Margaux quitte Nice pour revenir en région parisienne et retrouver sa sœur. Elle s’installe chez elle et s’inscrit à l’université, où elle suit des cours de littérature allemande. Un changement de vie auquel elle tente de s’adapter tant bien que mal, mais il est difficile pour Margaux de vivre quand sa vie est remplie de fantômes : celui de son mari, mais aussi celui de sa sœur, qui disparaît rapidement, appelée à l’étranger pour une durée indéterminée. Et, par extension, celui de l’amour, sans que l’on ne sache vraiment si c’est elle qui a abandonné l’acte d’aimer – fraternellement, sentimentalement, physiquement – ou si c’est l’amour qui l’a oubliée. Après sa rencontre déterminante avec Aurélien (Vincent Dedienne), étudiant homosexuel encore dans le placard, et son groupe d’amis, Margaux décide, pour le dire vite, et selon l’expression choisie par son nouvel ami, de «se remettre en selle». Au risque de s’y perdre.
Avec son personnage, c’est bien un portrait de l’actrice que peint avec délicatesse Ludovic Bergery. Longtemps moquée pour ses opérations de chirurgie esthétique, qui l’ont certes défigurée, Emmanuelle Béart réapparaît ici dans un film qui s’impose comme le plus intime de sa carrière. Elle habite chaque cadre et distille sa grâce dans des gros plans, nombreux, qui contournent le piège de l’empathie pour poser un regard brut, sans intention de juger ou de dissimuler ce que l’actrice donne à voir d’elle-même, à l’image de ses amis étudiants, qui ont l’âge d’être ses enfants et qui pourtant ne la questionnent jamais à ce sujet. Il s’agit juste de la suivre, de l’observer dans ses malheureuses déambulations, et d’être le témoin privilégié de sa renaissance.
Marqué par un naturalisme envoûtant, le film s’attache moins à suivre un modèle narratif qu’à saisir des moments de son «entre-deux» versaillais. Intelligemment, Ludovic Bergery met un terme à des séquences que l’on aurait imaginées plus longues, ou leur insuffle un changement de rythme et de direction moins attendu. Tout cela participe de la construction du personnage à l’écran, tantôt abandonné, tantôt aux prises avec des forces supérieures qu’elle ne peut contrôler, et qui dictent la trajectoire de son voyage intérieur. C’est le cas lorsque, éprise d’un professeur de fac mais bloquée par l’acte sexuel, celui-ci la renvoie de sa chambre en lâchant un sec : «Je ne veux pas faire l’amour à une adolescente.» C’est aussi le cas dans les deux moments du film qui distendent son réalisme, celui d’une scène d’amour hypnotique dans une piscine vide, dont Margaux est témoin, et celui d’une étrange virée – quelque peu grotesque – en compagnie de mafieux russes.
Quant à Versailles, c’est Paris sans Paris, un ersatz de la «ville de l’amour» par excellence. Dans cette optique, les aventures entreprises par Margaux, qui décide de s’inscrire sur un site de rencontres, peinent à trouver le romantisme, tournent autour du pot pour finir mal, quand elles s’offrent le luxe d’arriver à terme. Quand elle abandonne la fac pour se perdre dans les tribulations amoureuses, l’actrice prend pleinement possession de la sensualité de son enveloppe charnelle tout en se laissant porter par le courant du désespoir, et réduit au strict minimum les expressions du visage et les dialogues, cédés à son ange gardien de choix, Vincent Dedienne. De La Belle Noiseuse qu’elle incarnait chez Jacques Rivette (1991), Emmanuelle Béart est devenue «belle taiseuse», avec l’avantage que les quelques incohérences du scénario n’affectent en rien la puissance de son jeu. Peut-être parce que la réalité s’est fondue dans la fiction…
Valentin Maniglia