Cette semaine : Let Them All Talk, une comédie dramatique (1 h 53) de Steven Soderbergh, avec Meryl Streep, Candice Bergen, Dianne Wiest, Lucas Hedges…
Steven Soderbergh n’est pas de ceux que l’on arrête facilement. Il avait d’ailleurs annoncé lui-même sa retraite du cinéma au début des années 2010, avant de briser sa promesse à peine deux mois plus tard. Mais depuis son retour «officiel» au cinéma il y a quatre ans, le père fondateur du nouveau film indépendant américain continue de développer son œuvre folle, insaisissable, plus que jamais habitée par sa vision unique d’un cinéma sur le fil de la rupture entre le langage populaire hollywoodien (dans le sens noble du terme) et la radicalité du cinéaste indépendant.
La décision de l’Académie des Oscars de l’avoir choisi comme producteur de la retransmission en direct de la prochaine cérémonie, fin avril, le place en acteur et témoin d’un futur du cinéma américain qu’il faudra repenser. Let Them All Talk était, à l’origine, prévu pour une sortie en salles. Tourné avant l’arrivée du Covid-19 et distribué par Warner, il a fini sa course en décembre dernier sur la plateforme HBO Max, comme tous les autres films de la major américaine cette année, avant une diffusion, en ce mois d’avril, sur Canal+. Non pas que l’expérience en salle eût transformé l’expérience, mais le jeu en aurait valu la chandelle, après un The Laundromat (2019) resplendissant mais cantonné au petit écran en raison de son étiquette Netflix.
Mais la distribution sur une plateforme de Let Them All Talk a quelque chose de logique, finalement, en cela qu’il clôt une sorte de diptyque (formé avec son précédent film cité ci-dessus) qui transpire l’amour pour son actrice principale, Meryl Streep, qu’il est décidément pénible de ne plus pouvoir admirer sur grand écran.
Une Meryl Streep plus au naturel qu’il n’y paraît dans un film (presque) intégralement improvisé
Aux antipodes de sa transformation et de son double rôle dans The Laundromat, l’actrice triplement oscarisée apparaît comme Soderbergh l’y avait laissée : nue pour la caméra, c’est-à-dire sans maquillage ni artifices. Et le réalisateur de s’offrir le luxe d’avoir une Meryl Streep plus au naturel qu’il n’y paraît, puisque le film, tourné en deux semaines à bord du fameux paquebot transatlantique Queen Mary II, a été (presque) intégralement improvisé par la troupe d’acteurs, sous l’égide de Soderbergh et de l’écrivaine Deborah Eisenberg, qui a supervisé l’histoire.
Mieux encore : Meryl Streep, loin d’être la vedette du film, est associée à deux autres grandes dames du cinéma américain, Candice Bergen et Dianne Wiest, et le jeune Lucas Hedges, talentueux acteur de la nouvelle génération. Un casting de choix qui se partage l’affiche pour une histoire de retrouvailles : celles d’Alice Hughes (Meryl Streep), écrivaine célèbre, et de ses deux amies d’enfance depuis longtemps perdues de vue, Susan (Dianne Wiest) et Roberta (Candice Bergen) à bord d’un paquebot qui les emmène des États-Unis au Royaume-Uni. La raison du voyage : la remise d’un prestigieux prix littéraire à Alice, qui refuse de se rendre en Europe en avion.
La traversée sera moins l’occasion de célébrer leur réunion que de régler des comptes. Si Susan, modeste et optimiste, ne s’est jamais rendu compte que le plus célèbre roman d’Alice Hughes s’est inspiré de leur groupe d’amies, Roberta, elle, est désagréable, obsédée par l’idée que ces retrouvailles ne sont en réalité qu’un prétexte utilisé par l’auteure pour les observer et écrire une suite.
Un captivant enchaînement de séquences aux dialogues parfaitement ciselés
Si l’on reconnaît dans Let Them All Talk la patte de Soderbergh, ce n’est certes pas pour sa trame ni pour ses thématiques (l’amitié et la célébrité sont des considérations trop superficielles pour le cinéaste). Mais il s’approprie complètement cette incursion dans la comédie dramatique, en particulier grâce à ses talents de styliste-technicien hors pair et de directeur d’acteurs qui n’a plus besoin de prouver qu’il se sent à l’aise en présence de vraies légendes.
Le film vogue dans une direction précise, permet à ses personnages de se perdre temporairement dans l’une ou l’autre sous-intrigue, parfois intéressante (Karen, l’agent littéraire d’Alice, s’infiltre sur le bateau, et charge le neveu de cette dernière, Tyler, de l’espionner pour elle, pour savoir si le manuscrit qu’elle dit avoir écrit existe bel et bien), parfois non, mais ne perd jamais de vue son objectif. Celui de faire un film d’atmosphère, un captivant enchaînement de séquences aux dialogues parfaitement ciselés (on est en présence de reines de l’improvisation, le titre du film en est le témoin) et à l’esthétique postmoderne chère à Soderbergh, identifiable entre mille et qui fonctionne d’autant mieux qu’elle capture la beauté des intérieurs et des extérieurs du bateau, tout en traduisant le sentiment de solitude et d’angoisse qui s’en dégage.
Valentin Maniglia