Aimer et perdre la raison. Ce ne sont pas les paroles d’une chanson de variété française, mais les deux thèmes qui habitent le cinéma de Joachim Lafosse, dont il offre une lecture définitive avec Les Intranquilles.
Définitive d’abord parce qu’elle est largement – quoique librement – autobiographique, le réalisateur belge dilatant ses souvenirs d’une enfance marquée par la maladie mentale de son père dans une œuvre de fiction. Ensuite, parce qu’au lieu de faire son alter ego du personnage d’Amine (Gabriel Merz Chammah), le fils du couple formé par Leïla Bekhti et Damien Bonnard, il se place tour à tour dans la tête de chacun de ses protagonistes. Joachim Lafosse reprend à son compte les codes de l’enquête pour les noyer dans son cinéma de l’amour et de ses terribles dérives.
Il faut dire que Les Intranquilles, s’il examine les effets des troubles bipolaires, dont souffre son personnage principal, Damien, sur le couple et l’enfant, évacue toute forme de didactisme pour que jamais il n’ait recours à ces séquences qui prennent pour décor un cabinet de médecin ou un hôpital. On observe, dès les premières images, le réalisateur abattre tous les lieux communs des «films sur la maladie», bien souvent des sommets de vulgarité clinique qui cochent toutes les cases du mélodrame minimaliste et larmoyant, quand ils ne se vantent pas de vouloir, à l’inverse, dédramatiser leur sujet en célébrant la vie. Rappelons tout de même que Joachim Lafosse a l’expérience du sujet, ayant fait flirter à plusieurs reprises le drame familial avec le thriller, en particulier dans Nue propriété (2006) et À perdre la raison (2012). Ici, le réalisateur se refuse à faire de Damien un nouveau monstre qui rejoindrait la galerie de personnages «à la Lafosse», pour le dépeindre comme un homme dépassé par sa propre condition mentale, qui tente de faire de la création artistique – il est peintre – un exutoire.
Le film porte en son cœur l’alchimie bouleversante entre Damien Bonnard et Leïla Bekhti
Une séquence stupéfiante montre Damien peindre une toile alors qu’il est en pleine crise. L’acteur, possédé, s’y montre définitivement magistral. C’est le moment clé du film, celui à travers lequel Joachim Lafosse dévoile ses intentions : l’énergie démesurée de Damien, son geste fou, cet instant dangereux où toute forme de contrôle lui échappe, voilà ce qui définit aussi la posture artistique du cinéaste pour ce nouveau long métrage. Un geste qui promet que cette histoire de couple ne ressemblera pas à celles qu’il a filmées par le passé. Nue propriété, À perdre la raison ou encore L’Économie du couple (2016) étaient d’excellents films de fiction, qui n’élevaient pourtant pas le statut de réalisateur de Joachim Lafosse au-delà de l’ordinaire, en cela que l’histoire exigeait de l’esthétique qu’elle reste conventionnelle. Les Intranquilles, peut-être parce qu’il est un film baigné à la fois par l’art, les souvenirs et les témoignages, impose cette rencontre, cette interdépendance entre le récit et le style, au cœur de laquelle on trouve l’alchimie bouleversante – qui fonctionne sur le même mode de réciprocité – entre Damien Bonnard et Leïla Bekhti, mais surtout une caméra et un montage instinctifs, viscéraux.
Le terme d’«intranquille», emprunté au peintre parisien Gérard Garouste – lui-même longtemps traité pour des troubles psychiatriques –, est employé ici au pluriel pour souligner la réalité de la maladie et de ses effets, qui ne laissent de repos à personne dans l’entourage du malade. Intelligemment, le réalisateur et scénariste ne réfléchit plus en termes de personnages principaux ou secondaires, pour dérouler son examen selon les degrés d’incidence du comportement imprévisible de Damien. Ainsi, ce dernier, au plus près duquel on est depuis le début du film, disparaît à un moment donné, pour ne réapparaître que bien plus tard. C’est Leïla, son épouse, qui concentre l’attention, ainsi que leur fils, et l’on explore ainsi les dommages collatéraux – que l’on découvre également à travers le personnage du père de Damien et du galeriste, eux aussi aux prises avec sa maladie – des comportements qui nous aveuglaient jusque-là, avec un niveau de tension supplémentaire qui laisse le spectateur imaginer à quel moment, s’il y en a un, la victime peut se transformer en coupable. La maladie et la paranoïa, elles, ne font pas de différence.
Valentin Maniglia
« Les Intranquilles » de Joachim Lafosse avec Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah…
Genre drame
Durée 1 h 58