C’est auréolé de multiples récompenses que Le sorelle Macaluso arrive dans nos cinémas : en Italie, le film a reçu quatre Nastri d’argento – le plus ancien prix cinématographique italien, remis par le Syndicat de la critique, dont ceux du meilleur film et de la meilleure réalisatrice –, trois Globes d’or, trois prix à la Mostra de Venise 2020 et six nominations aux David di Donatello, l’équivalent italien des Oscars.
Pour son deuxième long métrage, la dramaturge, metteuse en scène, romancière, scénariste et réalisatrice Emma Dante adapte sa propre pièce de théâtre du même nom, créée au Teatro Stabile de Naples en 2014 et présentée la même année au festival d’Avignon.
L’histoire de cinq sœurs qui vivent sous le toit d’un même appartement aux marges de Palerme, marquées par un drame dans leur jeunesse, qui vont grandir puis vieillir ensemble, avec leurs souvenirs, leurs rancunes et leurs secrets.
Inspirée par une petite histoire racontée par un ami, Emma Dante fait se dérouler son histoire sur trois temporalités. Tout commence avec un trou, creusé dans le mur du salon pour y observer la mer.
Question de point de vue : juste à côté se trouve une grande porte-fenêtre qui donne sur un balcon, mais en creusant son trou, Lia, l’aînée, a la mer pour elle seule, en secret. Il est difficile pour les sœurs Macaluso d’avoir sa part d’intime pour ces cinq orphelines de père et de mère, mais le besoin de rester soudées amène lui aussi son lot de problèmes.
Dans la chaleur de l’été, les jeunes filles laissent dans l’appartement les colombes qu’elles élèvent et partent pour une journée à la plage, au bord de l’hôtel Charleston. L’heureuse sortie se transforme en tragédie quand la plus jeune, Antonella, meurt accidentellement.
Après une introduction brillante, le dispositif d’Emma Dante se met en place : quand les sœurs deviennent adultes, l’appartement n’est plus un terrain de jeu. D’un lieu plein de vie, il se transforme en un lieu où l’on commence à dépérir, à force de ressasser et d’accumuler les tristes souvenirs. Même les colombes, pour certaines, deviennent un fardeau. Katia, elle, n’habite plus avec ses sœurs : elle a trouvé un mari et fondé une famille.
Quand les épreuves du temps taisent les cris et rendent les regrets caducs, on se demande quel sens ça a, de conquérir le monde
La sororité porte en elle du ressentiment, des blâmes et des regrets, mais elle est plus forte que tout. Elle est à la fois l’expression de leur isolement et le seul rempart contre celui-ci. Le temps passe, et Emma Dante le laisse filer sans prévenir. Un choix qui donne le vertige, quand, d’une scène à l’autre, les personnages vieillissent et l’appartement se délabre.
Complètement détachée de sa pièce de théâtre, la réalisatrice explore toutes les possibilités de la narration : le cinéma lui donne l’occasion de raconter certains moments et détails de la vie des sœurs Macaluso que le théâtre ne permet pas, sans qu’Emma Dante ne diminue le déroulement de son film, qui puise un souffle incroyable dans ses ellipses.
L’esthétique du film participe, elle aussi, à enrichir la dramaturgie. La caméra les observe, les suit en se calant sur leur dynamisme, les met en valeur; les couleurs suivent la progression du temps, depuis un été chaud et bariolé jusque dans la décrépitude la plus sombre; le décor devient terne, se vide, l’espace se réinvente, en moins bien, jusqu’à ce que les murs complètement nus révèlent les stigmates du temps. Du vrai cinéma, maîtrisé jusque dans le détail.
Le sorelle Macaluso, entre drame de l’intime et chronique sociale, est un coup de maître, porté par une distribution d’ensemble exceptionnelle. Emma Dante accentue parfois trop la symbolique, à d’autres moments, elle dévoile des choses qui restent en suspens et qui ne seront jamais résolues.
Tout fait partie d’un plan, celui d’une sororité, pratiquement une communauté, organisée verticalement, dans laquelle il faut parfois crier pour se faire entendre et d’autres fois se taire par amour pour les autres. Mais quand les épreuves du temps taisent les cris et rendent les regrets caducs, on se demande quel sens ça a, de creuser des trous pour conquérir le monde.
La réponse se trouve peut-être chez ces colombes qui traversent le temps sans vieillir, avec pour seul objectif d’enfin voler libres.
Valentin Maniglia
Le sorelle Macaluso, d’Emma Dante, avec Alissa Maria Orlando, Susanna Piraino, Anita Pomario… Drame (1 h 34).