Cette semaine, Le Sommet des dieux, film d’animation de Patrick Imbert. On assiste à la véritable naissance d’un auteur qui amène ici un langage, un style et des émotions qui lui sont propres.
Il y a de quoi avoir le vertige : en une heure trente – alors que la plupart des films aujourd’hui, y compris en animation, durent en moyenne deux heures –, Le Sommet des dieux réussit le pari fou d’adapter le manga de Jiro Taniguchi, une œuvre-fleuve parue en cinq tomes entre 2000 et 2003, pour un total de plus de 1 500 pages. Un challenge relevé par le réalisateur français Patrick Imbert pour son premier film où il occupe seul le poste de réalisateur, après la coréalisation Le Grand Méchant Renard et autres contes…, avec Benjamin Renner, en 2017, et que l’on peut voir comme une manière de s’affirmer. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Le Sommet des dieux rompt avec le travail précédent du réalisateur et animateur, exclusivement lié au cinéma d’animation à l’intention du jeune public : avant Le Grand Méchant Renard, Imbert avait notamment officié comme directeur artistique sur Avril et le monde truqué (Franck Ekinci et Christian Desmares, 2015) et sur le multiprimé Ernest et Célestine (Benjamin Renner, Stéphane Aubier et Vincent Patar, 2012).
Ce nouveau film, coproduit au Luxembourg par Stéphan Roelants pour Mélusine, se défend cependant à chaque instant d’être un film d’animation «pour adultes». Il est pourtant rare que dans l’animation française, ou franco-luxembourgeoise, on ne cherche pas d’abord à faire des films qui intéressent avant tout les plus jeunes. Mais l’ambition est tout autre. À commencer, donc, par l’adaptation elle-même, qui risquait de se voir réduite à ses grandes lignes, au vu de la taille himalayenne de l’œuvre d’origine. Patrick Imbert choisit ainsi de ne pas faire un film «calqué sur» mais bien «adapté de», dans le sens noble du terme. Comprendre par là que le réalisateur utilise le matériau de Taniguchi certes comme moteur narratif, mais surtout comme une inspiration presque céleste, si bien que l’on assiste à la véritable naissance d’un auteur qui amène ici un langage, un style et des émotions qui lui sont propres.
Dans le premier plan, elle apparaît, majestueuse : la montagne est le personnage principal du film, une présence naturellement concrète autant qu’elle est incontestablement mystique. Elle est un mystère et dont la splendeur exerce une force irrésistible sur les personnages, une force qui leur met dans la tête l’idée qu’ils peuvent s’élever au-dessus de leur simple condition d’humains. C’est le cas de Habu Joji, alpiniste surdoué et désormais retiré de la grimpette, après une carrière brillante mais marquée par des échecs et des morts. Habu est repéré un soir par Fukamachi, un photographe-reporter spécialisé dans les clichés de montagnes, qui le croit en possession d’un objet rare : l’appareil photo de George Mallory et Andrew Irvine. Cet appareil pourrait prouver que les deux alpinistes, morts en 1924 pendant leur ascension de l’Everest, sont bel et bien arrivés au sommet, dissipant ainsi le flou autour de leur disparition et remettant en cause, par la même occasion, la véritable date de la première arrivée d’un homme sur le toit du monde. Pour mettre la main sur Habu, Fukamachi va se plonger dans son passé et découvrir une tout autre histoire, qui pourrait bien être celle qu’il recherche au fond de lui.
Au mépris de la linéarité convenue du cinéma d’animation classique, Patrick Imbert joue avec les temporalités et les lieux : le film se déroule sur deux époques parallèles – aujourd’hui et hier – et même tout à la fois fiction, réalité et légende, en les traitant sur un pied d’égalité, comme trois matières construisant ensemble le même édifice… ou franchissant la même montagne. Car on retrouve tout à la fois dans les histoires de Fukamachi, de Habu et de Mallory la même détermination, la même fascination pour l’insaisissable, la même volonté de dépasser son objectif pour réaliser quelque chose d’encore plus grand.
Mais la force du Sommet des dieux se trouve avant tout dans sa réalisation. Loin, très loin du dessin de Taniguchi, Imbert prend la ligne claire héritée de la bande dessinée franco-belge comme moyen d’expression, qui, couplée à une animation ultrafluide, donne une vraie sensation de réalisme, en particulier dans les séquences d’alpinisme. Sa représentation de la montagne, quant à elle, se démarque par un travail scrupuleux et détaillé qui provoque le vertige, en particulier quand on sait que le film a été réalisé à plat, en deux dimensions. L’immensité de la montagne, mais aussi et surtout sa dangereuse inaccessibilité, à laquelle les héros s’attaquent pour tromper la mort – on le réalise dans les plans où l’alpiniste apparaît infiniment petit sur des parois monstrueuses, ou encore quand les caprices de la nature le bloquent en pleine ascension –, est éloquente à chaque instant. Mieux : au fur et à mesure que le film avance, que l’ascension progresse et que l’oxygène se fait plus rare, c’est la montagne elle-même qui s’exprime, avec ses bruits de craquements, de coups de vent, et, enfin, l’extase du silence. Une dernière façon pour Le Sommet des dieux de s’élever au-dessus du monde.
Valentin Maniglia