Cette semaine, The Power of the Dog de Jane Campion. Un western de 2 h 08 avec Benedict Cumberbatch, Kirsten Dunst, Jesse Plemons, Kodi Smit-McPhee…
Depuis le film Brokeback Mountain (2005), on sait que le western peut, de temps en temps, laisser ses attributs virils aux vestiaires. Oui, le cowboy est finalement un homme comme un autre, avec ses faiblesses et ses envies, particulièrement à vif quand on vit au milieu de nulle part avec d’autres mecs et que l’on porte des pantalons en cuir… Voir débarquer en même temps sur grand écran Clint Eastwood et Jane Campion marque d’ailleurs une synchronisation parfaite : d’un côté, la légende de l’Ouest idéalisé, avec flingue, chapeau et coucher de soleil – bien qu’à son âge avancé, son image tienne plus aujourd’hui du mea-culpa que de l’affirmation musclée (comme c’est le cas dans Cry Macho). De l’autre, une cinéaste devenue, depuis son succès à Cannes en 1993 (The Piano), le symbole d’un féminisme en marche. Avec ce Power of the Dog, il fallait donc s’attendre à ce que les codes soient à nouveau secoués.
Déjà parce que la réalisatrice, dont le dernier film remonte à plus de dix ans (Bright Star, 2009), se retrouve ici à la tête d’un casting essentiellement masculin (ce qui est plus que rare). Ensuite parce qu’elle s’inspire d’un livre éponyme de Thomas Savage qui, en 1967, s’était attiré les foudres de la critique pour avoir porté atteinte à cette figure mythique qui, on le sait bien, aime se battre, cracher et galoper avec les copains. Ce n’est pas le cas du duo réuni dans les plaines néo-zélandaises – bien qu’on soit censé être dans le Montana en 1925 – même si Phil (alias Benedict Cumberbatch) en a les attributs. Mais malgré ses bravades et son côté chef de meute, quelques détails fissurent la carapace : il a fait ses études à Yale, est musicien, sait écrire et, contrairement à ses camarades de la ferme, il ne batifole pas dans le lit de filles aux mœurs légères… Mieux, pourquoi garde-t-il contre son cœur le mouchoir brodé des initiales de Bronco Henry, son mentor ?
Son frère George (Jesse Plemons), lui, correspond à un autre genre d’homme : flegmatique et bienveillant, plus porté sur les comptes de l’affaire familiale (florissante) que sur la fabrication de lassos et la gestion du troupeau. Contrairement à son frère, réfractaire à tout changement, lui embrasse le nouveau monde. Mais quand il épouse en secret Rose (Kirsten Dunst), une jeune veuve, Phil, un brin paranoïaque, se met en tête d’anéantir celle-ci. Il cherche alors à l’atteindre en se servant de son fils Peter (Kodi Smit-McPhee), garçon sensible et efféminé, comme d’un pion dans sa stratégie sadique. Les bases du drame à venir sont posées…
La carte du huis clos
Dans un paysage pourtant grandiose, aux images magnifiques, Jane Campion joue paradoxalement la carte du huis clos, pour un film à la fois immense et très solitaire. Benedict Cumberbatch hait les autres parce qu’il se déteste lui-même; Kirsten Dunst, bloquée dans son rôle de femme harcelée, noie son désespoir dans la bouteille; Kodi Smit-McPhee, préférant les études au saloon et à la poussière, incarne lui la modernité, forcément mal vue dans ce mode de vie à l’ancienne. Car The Power of the Dog ne parle pas seulement d’identité, enfouie ou assumée : il évoque également le basculement d’un monde dépassé et insiste sur les détails. Le piano à queue remplace le banjo, la voiture dépasse le cheval, les baskets suppléent les bottes. On a même le droit à une scène où les cowboys se mettent au tennis…
Sur plus de deux heures, Jane Campion parle de filiation, d’amour et de masculinité, dont elle se joue des archétypes (comme c’était déjà le cas avec ses machos d’In the Cut). Et elle le fait à sa façon : d’abord à travers une beauté plastique enivrante. Ensuite avec un sens de l’épure, tissant une intrigue psychologique qui ne repose pas sur grand-chose, découpée en chapitres et portée par la musique habitée de Jonny Greenwood (Radiohead). À petites touches, elle peint un tableau de cette société au bord de l’implosion. Et peu à peu, les squelettes cachés dans le placard de chacun des personnages se font jour… Couronné à Venise par le prix de la meilleure réalisation en septembre, The Power of the Dog sera dans dix jours sur Netflix. Une preuve supplémentaire que les modes changent. Il serait temps d’en prendre compte.
Grégory Cimatti