En 2017, Netflix avait mis à la disposition de ses abonnés une collection d’une vingtaine de films, muets et parlants, réalisés dans la première moitié du XXe siècle par des pionniers du cinéma afro-américain : Oscar Micheaux, Richard Maurice, Spencer Williams…
Des noms qui n’ont jamais pu s’imposer dans le paysage culturel de l’Amérique ségrégationniste et qui, pendant un siècle, sont restés invisibles dans l’histoire du cinéma américain, de la même manière que leurs films étaient uniquement destinés aux salles réservées aux gens de couleur, les mêmes où les films hollywoodiens sortaient avec, parfois, plusieurs années de retard. Cent ans après les débuts du cinéma noir américain, les œuvres de Micheaux et de ses autres pionniers sont entrées dans le catalogue mondial de Netflix en toute confidentialité et c’est dans le même silence qu’elles en sont sorties après plusieurs années – preuve que l’histoire est destinée à être répétée.
La réévaluation militante d’un cinéma dont l’affirmation était liée aux mouvements civiques et raciaux
Dans son essai documentaire Is That Black Enough for You?!?, Elvis Mitchell ne prétend pas retracer l’histoire exhaustive du cinéma afro-américain, mais plutôt passer en revue ses changements les plus significatifs, en passant à la loupe la décennie 1970, celle qui a redessiné le paysage cinématographique américain et qui, confie-t-il sur une note plus personnelle, l’a façonné. Si le critique et historien du cinéma reste hors-champ, c’est son texte et sa voix qui nous guident tout au long de ce récit aux dimensions historique, analytique et intime. Le film se déploie sur le modèle des voyages de Martin Scorsese à travers les cinémas américain et italien, ou de celui de Bertrand Tavernier à travers le cinéma français, avec une différence fondamentale : l’affirmation d’un cinéma afro-américain étant liée aux avancées sociales qui ont découlé des mouvements civiques et raciaux, sa réévaluation doit être, elle aussi, un acte militant.
Elvis Mitchell en a conscience et souligne à cet effet certains faits méconnus ou oubliés qui rythment son récit. Très habilement, il dresse le parallèle entre l’abandon du métier d’acteur de Harry Belafonte en 1959 – un signe de protestation contre le traitement des personnages noirs à l’écran et des artistes noirs dans l’industrie –, alors que la star était au plus fort de sa carrière, et l’arrêt des combats de Mohammed Ali à la suite de son opposition à la guerre du Vietnam. Ailleurs, il laisse des indices à propos de la classification des films par une entité entièrement blanche, toujours au détriment des films faits pour la communauté noire. Et revient sur le terme «blaxploitation», aujourd’hui adopté par tous pour désigner le cinéma de série B fait par et pour les membres de la communauté afro-américaine, mais qui alors avait même fait grincer des dents les Black Panthers : pour eux, l’association des mots «black» et «exploitation» était plus que douteuse quand la majorité des producteurs de ces films étaient blancs. Une remarque à mettre en miroir avec l’obsession des cinéastes blancs pour les corps noirs, en particulier féminins.
«Le cinéma patriarcal a façonné la culture au lieu d’y répondre», nous dit l’auteur du documentaire. Avec le recul, la libération du cinéma noir nous apparaît aujourd’hui comme le plus gros acte de déconstruction que le système ait connu jusqu’alors. Elvis Mitchell rappelle qu’avec les années 1970 viennent les tout premiers films afro-américains à être produits par des majors, et que la MGM doit son sauvetage de la faillite au seul succès de Shaft (Gordon Parks, 1971). Et bien qu’elle ait amené son lot de stars, cette culture est restée parallèle, voire marginale. Is This Black Enough for You?!? leur rend ici un bel hommage : Ossie Davis, Jim Brown, Richard Roundtree, Fred Williamson, l’explosive Pam Grier ou la divine Vonetta McGee… De la même manière, le film s’attarde sur le succès des bandes originales composées par James Brown, Curtis Mayfield ou Earth, Wind & Fire, et la façon dont elles ont révolutionné le marketing d’un film.
Du point de vue historique, Is This Black Enough for You?!? est un gros morceau, particulièrement réussi, bien que non exempt de défauts : dans le travail d’archives, la majorité des images sont des extraits de films, illustrant trop peu le contexte qui, lui, est le cœur du récit. Quant aux interviews données pour ce documentaire, on chérit les interventions passionnantes de Harry Belafonte, de Mario Van Peebles ou de Billy Dee Williams, qui ont vécu ce changement de l’intérieur, tout comme on se passionne pour les souvenirs et le récit des premières expériences de Samuel L. Jackson et Laurence Fishburne; on a plus de mal à comprendre le choix d’avoir inclus Zendaya quand un Spike Lee, un Denzel Washington ou une Pam Grier manquent cruellement à l’appel.
Ses imperfections n’enlèvent cependant rien à la qualité du film. Le travail d’Elvis Mitchell est important car il raconte le cinéma noir américain dans tout ce qu’il a eu de plus révolutionnaire, bien au-delà des pierres angulaires Shaft et Sweet Sweetback’s Baadasssss Song (Melvin Van Peebles, 1971). Le critique replace dans l’histoire officielle la dimension visionnaire, «forcément ignorée», du projet cher à Harry Belafonte Odds Against Tomorrow (Robert Wise, 1959), revalorise, face aux films d’action et musicaux qui sont entrés plus volontiers dans la pop culture, les œuvres d’art et essai de William Greaves, Charles Burnett ou Bill Gunn, et souligne même le rôle déterminant de certains cinéastes blancs comme George Romero et son Night of the Living Dead (1968) ou la géniale satire de Robert Downey Sr. Putney Swope (1969). Avec un programme aussi copieux, à l’intérieur duquel Elvis Mitchell tire des fils qui rendent l’ensemble fascinant, on regrette que le film n’accorde guère plus que quelques minutes – voire secondes! – à la plupart des films discutés…
Is This Black Enough for You?!? d’Elvis Mitchell
Genre documentaire
Durée 2 h 15