L’éditeur vidéo Carlotta Films ressort deux films sous-estimés de Francis Ford Coppola : la comédie Peggy Sue Got Married et le drame de guerre Gardens of Stone, pour un double programme étrangement d’actualité.
«Le Milieu a tué un parrain; c’est bien. Deux par deux, ce serait mieux», disait Coluche. C’est justement sous la forme d’un double programme que reviennent sur le devant de la scène des œuvres mésestimées d’un vrai «don» plus vivant que jamais, Francis Ford Coppola, légende du cinéma américain et mondial, vainqueur de cinq Oscars et au moins autant de films restés dans la mémoire collective, que l’on pense connaître par cœur, qu’importe qu’on les ait vus ou pas. Exhumés d’un oubli généralisé un peu injuste, Peggy Sue Got Married (1986) et Gardens of Stone (1987) sont présentés avec les honneurs qu’ils méritent, chacun dans son coffret vidéo paru mercredi chez l’éditeur spécialiste du cinéma de patrimoine Carlotta Films.
Tout commence par une réalité devenue légende : Coppola entre dans les années 1980 en héros anéanti, tout juste auréolé du triomphe d’Apocalypse Now (1979) à Cannes (avec une Palme d’or partagée avec Die Blechtrommel, de Volker Schlöndorff). Le succès du film sauve financièrement le réalisateur, qui a mis jusqu’au dernier centime de sa poche dans sa fresque sur le Vietnam, et pour ne plus rester usé, mentalement et physiquement, enchaîne avec un film à petit budget, le musical One from the Heart (1981). Des deux millions de budget prévus au départ, la production grimpe à plus de vingt-cinq, et l’indifférence générale à sa sortie finit d’enterrer celui dont le génie n’avait alors d’égal que la mégalomanie. Pour renaître (et rembourser ses dettes colossales), Coppola devient sage et réalisera des films de commande, retirant au passage le «Ford» de son nom au générique des films réalisés durant cette décennie; un geste discret mais lourd de sens pour un cinéaste dépossédé de son trône à Hollywood (le Ford est celui de Henry Ford, symbole ultime de l’Amérique prospère, qui a aussi donné son nom à la clinique où est né Coppola en 1939, à Detroit, dans le Michigan). C’est pourtant pendant cette période qu’il réalise certaines de ses plus belles œuvres : les drames adolescents Rumble Fish (1983) et The Outsiders (1983), et le sublime film noir sur fond de jazz The Cotton Club (1984).
La fureur de vivre
Depuis leur sortie il y a plus de trente ans, Peggy Sue Got Married et Gardens of Stone sont considérés comme des «films mineurs» de Coppola, bien qu’une telle appellation n’ait pas vraiment de sens au sein de son œuvre. Il faudrait cependant couvrir Gardens of Stone d’autant d’éloges qu’Apocalypse Now, dont il est le négatif et le film parent. Ignoré puis oublié, voilà un film de guerre sans guerre que la période actuelle aidera peut-être à remettre au goût du jour. Le Vietnam y est vécu à travers les militaires de la Vieille Garde, «soldats de plomb» aux armes aussi factices que la vie qu’ils mènent au camp, là où l’insubordination n’existe pas. Leur quotidien est rythmé par la mort et les enterrements, jour après jour, de dizaines d’hommes tombés au combat dans un conflit perdu d’avance. L’accumulation des séquences au cimetière militaire d’Arlington renvoie obligatoirement aux images récentes des corps emportés par le Covid, entassés dans des camions en Italie, en mars dernier : des causes perdues pour une nation qui doit aller de l’avant.
Plus léger, Peggy Sue Got Married, avec son voyage dans le temps, offre une bouffée d’air frais à l’heure du couvre-feu et des confinements qui continuent en Europe. Le soir de la réunion des anciens du lycée, Peggy Sue (Kathleen Turner), bientôt divorcée de son amour de l’époque, le musicien raté Charlie (Nicolas Cage), fait un malaise et se réveille vingt-cinq ans plus tôt, en 1960. Les décors et costumes rétro et la très large palette de couleurs participent d’une «fureur de vivre» à laquelle Peggy Sue s’adonne corps et âme, revivant ses 18 ans avec le corps et l’esprit d’une femme qui en a plus du double.
Elle vit son propre passé au présent, par opposition au cliché (dans tous les sens du terme) pour lequel elle pose au début du film, recréant en 1985 la photo du bal de fin d’année 1960; si elle retombe amoureuse de Charlie malgré une première rupture déjà imminente à l’époque, elle séduit, consciemment ou pas, le poète écorché vif de la classe avec sa maturité, et le «geek» avec son savoir venu du futur. Pour Charlie, elle «écrit» une chanson, She Loves You (plus tôt dans le film, elle dit vouloir s’enfuir en Europe, «aller à Liverpool et découvrir les Beatles»), pour laquelle son petit ami veut remplacer les «Yeah, yeah, yeah» par des «Ooh, ooh, ooh», plus dans l’air du temps.
Les risques du «merdier»
«Je ne crois pas avoir une multitude de dons, mais il y en a un dont je suis certain : je vois le futur», déclarait en riant Francis Ford Coppola dans une interview aux Cahiers du cinéma publiée ce mois-ci. Peggy Sue voit son propre futur, elle aussi, et vit en conséquence. Les soldats fantoches de Gardens of Stone qui veulent partir se battre en Asie sont clairvoyants eux aussi, peut-être grâce à leur proximité avec la mort : s’ils sont envoyés au Vietnam, ils reviendront dans un cercueil. Comme l’amour, la guerre a ses raisons que la raison ignore. La jeune recrue, Willow (D. B. Sweeney), s’engage volontairement pour «partir au front» afin de se rendre «utile» au pays et rendre fier son père, vétéran de la guerre de Corée; son supérieur et ami, le sergent Clell Hazard (James Caan), veut, lui, y aller pour des raisons plus personnelles, embourbées dans un conflit de l’esprit et de la morale.
Depuis Washington et une vie rythmée par les manifestations anti-Vietnam devant le Capitole, toujours hors-champ, Hazard sait les risques du «merdier», qu’il recrée dans un exercice quasi parodique. «Bienvenue dans le show business», lance le sergent-major Nelson (James Earl Jones) à Willow lors de son arrivée au camp, pour exercer un service désigné comme «le théâtre kabuki de l’armée» (on pensera aussi à cette scène de bar, où les Doors et Marvin Gaye, «soundtracks» inévitables des films sur le Vietnam, passent en fond pendant que des soldats alcoolisés se bagarrent). Deux répliques qui rappellent les mots de Coppola à Cannes, lors de la conférence de presse d’Apocalypse Now : «Mon film n’est pas un film sur le Vietnam. C’est le Vietnam», en référence à son tournage chaotique et démesuré. Gardens of Stone, comme Peggy Sue Got Married, sont deux films formidables sur l’envie de s’échapper vers la réalité, celle de la guerre ou celle du présent/futur, dans une volonté d’émancipation féminine (Peggy Sue…) et masculine (Gardens of Stone).
Depuis plus de vingt ans, Francis Ford Coppola travaille à son projet ultime : Megalopolis, ou l’histoire d’un architecte qui veut recréer la ville idéale à la place de New York, dévastée par un cataclysme. Une utopie, au sens philosophique du terme, qui rejoint les thématiques chères au cinéaste et que l’on retrouve dans les deux films traités ici. Mais l’utopie ne dure qu’un temps : ce «grand sentimental» revoit et remonte ses films. C’était le cas pour Apocalypse Now, The Outsiders, The Cotton Club et, désormais, The Godfather: Part III (film à partir duquel il réintègre som nom complet) dont un nouveau montage est sorti en décembre, sous-titré «La Mort de Michael Corleone», mais dans lequel le personnage d’Al Pacino ne meurt pas, comme le soldat Willow, tué au Vietnam et enterré deux fois dans Gardens of Stone (au début et à la fin), sans qu’on ne le voie jamais. «La mort de l’âme et non du corps», selon Coppola. Mais avant de mourir l’âme et le corps célèbrent leur vie dans un tourbillon vertigineux – à l’instar de Gian-Carlo, fils aîné du réalisateur, mort dans un accident de bateau entre la réalisation de Peggy Sue… et Gardens of Stone – dont voici deux exemples de fiction immanquables.
Valentin Maniglia