Énorme joue à l’équilibriste entre comédie populaire et laboratoire, fil tendu sur lequel avancent ses deux personnages dont l’extravagance se heurte à la réalité du cadre.
Découvrir sur la même affiche Marina Foïs et Jonathan Cohen autour d’une comédie sur la grossesse fait naître quelques perspectives, pas des plus heureuses : on imagine vite des gags potaches, remplissant péniblement un sujet maintes fois abordé sur grand écran (la vie à deux, la conception, les préparatifs, l’accouchement…).
Mais c’est mal connaître celle qui les dirige, Sophie Letourneur, qui aime les mises en scène décalées, et par ruissellement, non formatées. Et ce n’est pas parce qu’elle réunit ici deux comédiens «cotés» qu’elle va changer sa manière de faire, poussant même plus loin l’expérimentation que dans ses précédents longs-métrages, déjà loufoques et d’une belle fraîcheur, célébrant la parole féminine (La Vie au ranch, Les Coquillettes, Gaby Baby Doll).
Avec Énorme, dans une pirouette, c’est pourtant l’homme qui est central, qui prend tout l’espace, toute la place. Soit Frédéric, agent de sa propre compagne, Claire, pianiste de renommée internationale, toute acquise à son art et totalement dépendante de son mari. Ensemble, ils sillonnent les scènes du monde entier (dont au Luxembourg), d’aéroports en hôtels. Lui est drôle, bienveillant. Elle est lunaire, et pas franchement à l’aise en société. Mais que voulez-vous, ils s’aiment, et se le montrent en se «détendant» régulièrement avant les concerts.
Mais malgré tout, à ce rythme, pas question d’avoir de bébé, enfin, surtout pour elle, carrière oblige. Mais Frédéric, tout juste quadragénaire, en est obsédé, au point de remplacer la pilule par une sucrette, une idée, amusée, de sa mère (la vraie, Jacqueline Kakou). Bref, il lui fait un enfant dans le dos…
En retournant les rôles, Sophie Letourneur permet, avec légèreté et un brin de mauvais esprit, de changer d’angle d’attaque : la maternité est ici abordée du point de vue masculin, excessif comme la figue incarnée par Jonathan Cohen, manipulateur enthousiaste qui s’éclate devant un tutoriel sur le porte-bébé et s’imagine déjà à faire de la purée de carottes! Pire, il remplace, comme il a toujours eu l’habitude de le faire, la future maman, se voyant même allaiter et gonflant lui aussi à vue d’œil, traînant sa couvade dans son saroual et son gilet difforme. En contre-point, le déni de sa femme rappelle qu’avoir un enfant, ce n’est pas forcément la plus belle chose du monde, bien que le cliché, étonnamment, soit encore sensible.
À ce contre-pied, la réalisatrice ajoute d’autres bonnes idées : technique (un format carré) et surtout artistique, en invitant au milieu du couple une kyrielle d’amateurs. Des infirmières et autres sages-femmes en consultation qui jouent leur propre rôle, donnant à l’ensemble un air de documentaire-fiction – comme en témoigne la longue scène d’accouchement. Énorme joue ainsi à l’équilibriste entre comédie populaire et laboratoire, fil tendu sur lequel avancent ses deux personnages dont l’extravagance se heurte à la réalité du cadre. Un mélange des genres qui souligne toute l’audace actuelle d’un certain cinéma français, celui qui arrive à faire rire et faire réfléchir en même temps, tout en cherchant à innover sur la forme, ou du moins, à rester fidèle à ses idées. Ce film en fait clairement partie. Il pourrait même s’approprier le nom de cette composition de Chopin, que Claire joue merveilleusement bien : La Fantaisie-Impromptu.
Grégory Cimatti