Notre bureau culture a sélectionné le film Drunk cette semaine, de Thomas Vinterberg.
Vingt-deux ans après Festen, Thomas Vinterberg embrasse à nouveau le cassage des conventions sociales sans s’embarrasser du repas et son consciencieux déroulement entrée-plat-«Papa m’a violé»-dessert, pour ne garder que la meilleure partie du repas : la boisson. Et livrer une œuvre, à défaut d’être plus irrévérencieuse, au moins plus solaire, plus drôle aussi, galvanisée par des dizaines de litres ingurgités avec la plus ardente des passions.
L’alcool, c’est ce qui rythme très vite le quotidien de ces quatre professeurs de lycée. La fête, très peu pour eux : s’ils se lancent dans la grande beuverie, c’est pour tester une théorie, celle d’un psy, Finn Skårderud, qui dit que l’on naît avec un déficit d’alcool dans le sang. Alors il faut boire, boire pour garder un taux constant d’alcool dans le sang (élevé, bien sûr) et rendre sa vie meilleure. La méthode est une merveille, ses résultats, incertains. D’ailleurs, si Skårderud existe bel et bien, rien n’indique qu’il a réellement émis cette théorie; on imagine plutôt un clin d’œil de Vinterberg à un ami (le psy en question est également grand cinéphile, auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma) ou à une mauvaise attribution ou compréhension d’une véritable théorie autour du liquide spiritueux.
La comédie de mœurs en prend un coup. Dans le nez, bien entendu, car avec Drunk, qui évoque tout un pan du cinéma des «seventies» – dont, bien sûr, Ferreri (La Grande Bouffe, 1973), Sautet (Vincent, François, Paul et les autres, 1974), Blier (Calmos, 1976) et jusqu’à Cassavetes (Husbands, 1970) –, Vinterberg propose une variation conceptuelle autour de ses aînés cités précédemment. Avec le verre de trop comme principe en plus, l’attachement fort du cinéaste à une liberté d’écriture (et, pour son casting parfait, la liberté dans le jeu) transcende le naturel de son esthétique, qui est bien la seule chose sobre du film.
Il ne faut pas se laisser tromper par ses airs de film de crise de la cinquantaine : Drunk est comme ces sucreries simplement enrobées qui, une fois en bouche, se délitent pour faire exploser un millier de saveurs et autant d’impressions. On passe de la comédie au drame en un claquement de doigts, avec une douceur jusqu’ici inédite dans le cinéma de Vinterberg. Une douceur qui rend l’euphorie toujours plus irrésistible quand elle éclate à la face du spectateur et que l’on doit peut-être à la disparition terrible de la fille du cinéaste, Ida, dans un accident de voiture quatre jours avant le début du tournage. Le long métrage lui est d’ailleurs dédié, à elle qui devait jouer l’un des deux enfants de Mads Mikkelsen : Vinterberg n’a pas eu le cœur de trouver d’autre jeune actrice et a finalement opté pour que son héros ait deux garçons.
La posture est délicieusement immorale
En ouverture, un carton lie le tragique évènement au film. C’est une citation de Kierkegaard, Ou bien… ou bien : «Qu’est-ce que la jeunesse ? Un rêve. Qu’est-ce que l’amour ? Le contenu du rêve.» Il est souvent question de philosophie dans Drunk, où l’on met en pratique les préceptes et les questionnements existentiels et fondamentaux du bon vieux Søren à travers le tintement des verres et les «Skol!» lancés en l’air. Car l’alcool est la réponse à tout : avec lui, on accepte de faire entrer l’imprévisible dans le monde, de prendre des risques, de se sentir vivant. C’est éloquent au milieu du film, dans l’insertion d’un montage qui compile un best of des interventions politiques sous influence, de Boris Eltsine et Bill Clinton jouant le meilleur numéro de duo comique de l’histoire de la politique à l’increvable photo d’Angela Merkel levant une pinte qui a l’air d’en contenir l’équivalent de cinq. Eh oui, tous nos dirigeants se mettent une pépite de temps en temps (certains plus que d’autres, il est vrai); et si ça leur avait rendu les idées plus claires un court instant ?
Thomas Vinterberg a lui les yeux bien en face des trous et regarde ces images avec une impartialité presque suisse. Et nous met le doute : si c’est vraiment ce qui se passe, qu’attendent-ils pour se resservir un verre et rendre le monde juste un tout petit peu meilleur? Et si? La posture est délicieusement immorale, mais elle observe aussi à l’échelle de ses personnages et plus sensiblement les rapports sociaux et leur évolution au fur et à mesure que la dose est plus corsée, le point de rupture en imminence. Mais on continue à boire, par obligation. La caméra, qui regarde frontalement son sujet, est poète de l’alcool, et le célèbre dans toutes les situations. Après tout, c’est une culture danoise qui remonte à cinq millénaires et qui méritait bien qu’on en chante l’éloge. Skol !
Valentin Maniglia