Cette semaine, on se laisse aspirer dans le Vortex de Gaspar Noé, avec Françoise Lebrun, Dario Argento et Alex Lutz.
«À tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur» : le cinéma de Gaspar Noé est avant tout un cinéma du corps, qu’il soit brutalisé (Irréversible, 2002), sexualisé (Love, 2015) ou célébré par la danse (Climax, 2018). Avec Vortex, le Franco-Argentin se mue en cinéaste de l’esprit. Suite logique… Ici, les corps se meuvent difficilement, abîmés par la vie et par l’âge. Ces corps, on les a connus plus jeunes, bien différents. Celui de Françoise Lebrun, sa manière doucement désinvolte de croiser les bras chez Jean Eustache (La Maman et la putain, 1973); celui de Dario Argento, dont les mains gantées de noir assassinaient les jeunes actrices de ses propres «gialli» (Profondo rosso, 1975; Suspiria, 1977; Tenebre, 1982…). En ouverture de cette profonde et noire odyssée dans les méandres du cerveau, le couple âgé imaginé par Noé trinque à la vie, qui est «un rêve». «La vie est un rêve dans un rêve», ajoute le réalisateur italien qui en aura fait cauchemarder plus d’un.
Elle a été une égérie de la grande époque du cinéma d’auteur français; lui a été l’un des premiers cinéastes de genre, en Europe, à être considéré comme un réalisateur de «série A», et fait ses débuts d’acteur dans un français cabossé, à 81 ans. Devant la (double) caméra de Gaspar Noé, Lebrun et Argento vivent dans ce vieil appartement où subsistent encore des vestiges de leur ancienne vie d’intellectuels de gauche, elle psychiatre, lui critique de cinéma. Un matin, les deux retraités se réveillent et entament ce que l’on imagine être un rituel : lui s’assoit à son bureau et lit le journal, elle enfile son manteau et descend faire les courses. Mais après plusieurs minutes, il est clair qu’elle ne devait pas sortir. Alors qu’elle est injoignable, lui part à sa recherche…
L’amour et la mort avancent ensemble dans la même direction
L’entrée en matière est magistrale. Pas un seul mot n’est prononcé pour présenter le propos du film et le deux personnages. Au lieu de cela, Gaspar Noé introduit son concept, anticipé par la chanson de Françoise Hardy Mon amie la rose, celui d’une œuvre qui va glisser doucement vers l’anéantissement, de façon aussi déchirante qu’inéluctable. Alors que l’amour et la mort étaient auparavant tenus chez Noé à un principe de causalité (dans un sens ou dans l’autre), Eros et Thanatos avancent cette fois ensemble dans la même direction. Esthétiquement, le cinéaste fait exister cela à travers l’usage d’un «split screen» qu’il tient sur la totalité des 140 minutes de film. C’est ensemble, et amoureux, que le couple avance vers la sénilité et, finalement, le tombeau.
Alors que lui continue de retrouver ses collègues pour des nuits entières de discussions éclairées sur le cinéma (mais aussi pour y retrouver sa maîtresse), elle sombre dans la maladie d’Alzheimer. Tout se déroule en même temps sous les yeux du spectateur : deux vérités différentes qui se partagent l’écran pour y former un réel définitif, où la souffrance des personnages infecte peu à peu le naturalisme du film. D’ailleurs, ce projet de livre qui est si précieux pour lui, ce grand ouvrage sur «le cinéma et les rêves», n’est-ce pas la seule chose qui le maintient hors de sa sordide réalité? À une extrémité de cet appartement labyrinthique et oppressant (fantastique travail du décorateur Jean Rabasse), son bureau en pagaille est un espace d’accalmie.
Sauf quand s’y invite le fils (Alex Lutz), toxicomane à la relation compliquée avec le père. Unique lien des parents avec l’extérieur, le fils – et son propre fils – est le personnage clé du triangle familial. C’est avec lui que les personnages traversent le «split screen» d’une moitié à l’autre, avec, forcément, un léger décalage d’image qui rend l’ensemble irréconciliable, et l’image complète impossible. Dans une séquence, les quatre personnages (trois générations) sont assis autour d’une table : le plus jeune ne maîtrise pas encore le langage, les plus vieux l’ont pratiquement perdu. Le fils, lui, n’est écouté de personne. En résulte une scène d’une douleur accablante, dominée par le bruit, où les trois comédiens principaux se révèlent être des monstres d’improvisation.
Chronique désespérée d’un «effondrement génétiquement programmé», selon les dires de l’auteur, Vortex apparaît à la fois comme une réponse à des œuvres comme Amour (Michael Haneke, 2012) et The Father (Florian Zeller, 2020) par un auteur en pleine possession de ses moyens, et comme une réflexion profonde sur la mort, alors que Noé lui-même a récemment survécu miraculeusement à une hémorragie cérébrale. À tous les aspects, il s’agit de son film le plus cérébral; c’est aussi celui qu’il a le plus fait avec le sentiment.