L’histoire semble parfois jouer des tours. Da 5 Bloods, premier film de Spike Lee distribué sur Netflix – qui sort un an après l’annulation par la plateforme, au bout de deux saisons, de son éclatante série She’s Gotta Have It, «autoremake» homonyme de son premier long métrage –, est sorti vendredi.
Ironie du sort, Lee devait être président du jury cannois cette année, où la querelle entre le festival et Netflix devait être oubliée le temps de la projection, hors compétition, du film en avant-première mondiale. Mais surtout, le festival aurait dû se terminer le 23 mai, deux jours avant le meurtre de George Floyd à Minneapolis à la suite de violences policières. Ainsi, Da 5 Bloods résonne différemment maintenant qu’il est rendu visible, trois semaines après le début de l’affaire, et alors que des manifestations et émeutes antiracistes enflamment les États-Unis.
«Blood», «le sang», c’est le surnom que se donnaient entre eux les frères d’armes Afro-Américains parachutés dans l’enfer du Vietnam, à l’instar des quatre antihéros du dernier film de Spike Lee. De retour sur les terres de tous les outrages près de cinquante ans après la fin du conflit, les quatre vétérans montent une expédition un peu spéciale au cœur de la jungle : ramener au pays la dépouille du chef de leur escouade (le cinquième «Blood»), «Stormin’» Norman (Chadwick Boseman), un Malcolm X fait soldat, et déterrer un trésor de guerre afin de rentrer aux États-Unis libérés d’un lourd fardeau… et riches.
Un étrange film d’aventures
Film le plus long de Spike Lee depuis Malcolm X, Da 5 Bloods se présente aussi comme l’un des objets filmiques les plus libres du plus libre des cinéastes américains. Tourné dans trois formats différents (en Scope, avec puis sans bandes noires, et ratio 4/3 tourné dans un Super 16 éblouissant dans les gros plans), il s’amuse aussi avec des genres comme le western et le film de guerre – au passage, des genres exclusivement blancs. Et l’imaginaire d’un réalisateur (aussi coproducteur et coscénariste) toujours aussi révolté de se déployer dans tous les sens.
Da 5 Bloods, s’il démarre sous des airs de comédie dramatique et se poursuit comme un étrange film d’aventures, est en fait béni par les auspices de la fable. L’aventure des quatre vétérans, accompagnés par le fils de l’un d’eux, dans la jungle vietnamienne, se dévoilera progressivement comme un voyage initiatique dans les ténèbres de leur être, ravivant les souvenirs les plus douloureux de l’immoralité de la guerre pour une dernière confrontation.
Rien n’est laissé au hasard : quand le film semble se perdre dans les écueils d’une narration qui se plaît à divaguer, c’est pour mieux les contourner. En effet, Da 5 Bloods peut être regardé comme un divertissement de très haut niveau, comme une relecture noire (et bien plus aboutie) du western L’Or de Mackenna (J. Lee Thompson, 1969), mais le considérer comme tel serait se fourvoyer.
Une leçon d’histoire
À l’instar de BlacKkKlansman (2018), son dernier coup d’éclat, Spike Lee donne ici une leçon d’histoire que les manuels scolaires veulent délibérément oublier en abolissant les frontières morales à l’intérieur des frontières temporelles et fictives. On retourne cinquante ans en arrière, en pleine guerre, pour réfléchir sur l’état présent du monde, étourdis par les féroces paroles d’évangile crachées par un Chadwick Boseman majestueux, le peigne collé dans une afro impeccable.
De même, on rencontre au temps présent des personnages qui en racontent plus sur le passé que le passé lui-même, d’un Jean Reno qui, sous son costume crème, incarne avec un flegme trompeur les vestiges du colonialisme français au Vietnam, à une Mélanie Thierry dont le personnage, conscient de son rang social privilégié, exorcise son rejet de la bourgeoisie à laquelle elle appartient à travers l’ONG pour laquelle elle travaille, en passant par les protagonistes.
On aura particulièrement la chair de poule devant la séquence, face caméra, de mea culpa sous forme de monologue délivré par un Delroy Lindo au sommet de son art, et dont le personnage, d’abord sujet de sifflements moqueurs (il affirme avoir voté Trump et se balade dans la jungle avec la fameuse casquette rouge «Make America Great Again» vissée à l’envers sur la tête), porte en lui toutes les colères et contradictions de la bannière étoilée.
Une fin explosive
Comme dans toute fable, chaque message répond à un autre dans Da 5 Bloods. Ainsi, les images d’archives compilées en ouverture du film (procédé déjà utilisé par Spike Lee, par exemple à la fin de BlacKkKlansman) trouvent un sens au sein de la narration même de l’œuvre : le guide vietnamien qui aide les vétérans à se repérer dans la jungle les appelle «brother», donnant un écho à l’interview de Mohamed Ali vue au début, où le boxeur, interrogé sur son opposition à la guerre du Vietnam, répond que les Vietnamiens ne l’ont «jamais traité de nègre ni réduit en esclavage», au contraire des Américains.
Et après une fin explosive qui se présente comme la dernière des catharsis que les personnages doivent éprouver, Da 5 Bloods se clôt sur une apparition de membres du mouvement Black Lives Matter et les paroles dures mais inspirantes de Martin Luther King, qui répondent, elles, aux chansons de Marvin Gaye éparpillées tout au long du film, avec, encore et toujours en tête, les images que Spike Lee n’a pas eu le temps de montrer : celles de George Floyd, celles de la colère, celles d’une indignation qui s’époumone.
Les mêmes qui ne veulent pas entendre ça sont les mêmes qui tiqueront devant les mots de «Stormin’» Norman : «Tout ce que ce pays a fait, c’est nous donner un grand coup de pied au cul. Mais les États-Unis nous sont redevables. C’est nous qui les avons construits.» Honte à qui en doutait encore : Spike Lee est le seul et unique réalisateur dont le monde a besoin en ce moment.
Valentin Maniglia
Da 5 Bloods. Avec Delroy Lindo, Jonathan Majors, Clarke Peters, Norm Lewis, Isaiah Whitlock Jr., Chadwick Boseman… Genre : drame, guerre. Durée 2 h 34.