Eddie Murphy veut récupérer son trône de prince du rire avec Coming 2 America, qui sort demain sur Prime Video. Retour sur un come-back qui aura mis son temps.
Après une quinzaine d’années à enchaîner les comédies (plus ou moins) familiales à l’humour au ras des pâquerettes et les productions Disney de seconde zone, Eddie Murphy décide, au début des années 2010, de prendre du recul. Au moment où la saga d’animation Shrek (2001-2010), dans laquelle la star prête sa voix si reconnaissable au personnage de l’Âne, vient de se clore – son seul succès d’estime de la période, si l’on excepte son second rôle flamboyant dans l’excellent Dreamgirls, en 2006 – on imagine Murphy faire le point sur sa carrière. Depuis le milieu des années 1990, son projet d’offrir à la trilogie Beverly Hills Cop (1984-1994) un quatrième et dernier volet a passé plus de temps dans les tiroirs des studios hollywoodiens que sous les stylos des scénaristes; en 2011, on ne jure que par les séries, et ce sera sous cette forme que l’aventure devra continuer. Le projet est développé, un épisode pilote est tourné, dans lequel Eddie Murphy fait une apparition dans son rôle culte d’Axel Foley; l’épisode ne sera jamais diffusé. Le bon moment pour se ranger, pour un temps au moins.
J’ai fait quelques films où on vous offre un tas d’argent et vous vous dites : « D’accord, je le fais! » J’en ai fait assez, je n’en ai plus besoin maintenant
En 2015, Murphy ne tourne plus depuis près de cinq ans. Dans une interview au magazine britannique ShortList cette année-là, il déclare : «Je ne ferai rien, à moins que le script soit incroyable. J’ai fait quelques films où on vous offre un tas d’argent et vous vous dites : « D’accord, je le fais! » J’en ai fait assez, je n’en ai plus besoin maintenant.» Pour lui, il est temps de se remettre en selle, avec un projet inattendu : Mr. Church (2016), un premier rôle dramatique dirigé par le réalisateur de Driving Miss Daisy, Bruce Beresford. Si Eddie Murphy y est excellent, le film n’est clairement pas à la hauteur de son talent; pire encore, Mr. Church fait un flop monumental et ne reçoit même pas la chance d’une exploitation hors des États-Unis. Après tout, si le public ne vient plus le voir dans son registre de prédilection, pourquoi se déplacerait-il pour le voir ailleurs? Le come-back, s’il doit arriver, attendra. Sinon, tant pis, la leçon est apprise : selon la fameuse loi de Murphy, ce qui doit mal tourner va mal tourner.
Eddie Murphy, à la fin de la décennie 2010, ne reconnaît plus l’environnement dans lequel il est devenu une star du cinéma, trente-cinq ans plus tôt. On préfère offrir des centaines de millions à des films de superhéros plutôt qu’à de grosses productions originales, et les comédies sont devenues soit débordantes de bons sentiments, soit totalement abrutissantes. L’acteur sait qu’il a lui aussi joué un rôle prépondérant dans cette dégradation du genre, mais la face du cinéma grand public aurait-elle changé s’il ne s’était pas rabaissé à jouer des galeries de personnages qui font rire parce qu’ils pètent? Pas sûr. Il sait aussi cependant que si son avenir est compromis sur le grand et le petit écran, il a désormais une alternative : Netflix.
Les rois parlent aux rois, et la plateforme au N rouge lui apporte son salut : dans Dolemite Is My Name (2019), il incarne Rudy Ray Moore, légende «underground» de l’humour et de la «blaxploitation» (dans les années 1970, des films faits par, et pour, la communauté afro-américaine). Un projet de rêve pour Eddie Murphy, fasciné par la figure de Moore et son alter ego, le «pimp» Dolemite, qu’il a créé sur scène en 1970 puis immortalisé dans un film du même nom en 1975. Les deux comédiens se rencontrent même en 2003, quand Murphy prépare son projet de biographie filmée du comique dont le parler de la rue et la diction syncopée lui ont valu le surnom de «parrain du rap» (Snoop Dogg et Dr. Dre, entre autres, font partie de ses fans de toujours), et l’histoire de cet oublié de la pop culture américaine qui n’a jamais vraiment percé, que ce soit dans les «comedy clubs» comme au cinéma, semblait être faite sur mesure pour Eddie Murphy, précisément à ce moment de sa vie et de sa carrière. Le film est un régal et la star y est éclatante, retrouvant une verve que l’on croyait perdue à jamais.
Le roi Pryor et le prince Murphy
Flash-back : à l’âge de «huit ou neuf ans», Eddie Murphy, un gamin new-yorkais du quartier pauvre de Bushwick, à Brooklyn, trouve son premier public dans le bus qu’il emprunte souvent pour aller à la piscine. «J’observais les gens et d’après leur allure, leur apparence, j’imitais leur voix, je devinais où ils allaient», confiait-il récemment à un autre comique de légende, Jerry Seinfeld, dans l’émission Comedians in Cars Getting Coffee. À chaque nouveau passager son imitation, devant une galerie toujours plus amusée; le jeu d’improvisation prenait fin quand lui-même était arrivé à destination, et descendait du bus sous les applaudissements. Adolescent, il fait sa première scène dans une MJC et enchaîne presque immédiatement avec le club d’improvisation historique de New York, le Comic Strip (lui et Seinfeld y feront leurs débuts la même semaine, à l’été 1976).
À l’époque, il est moins inspiré par Rudy Ray Moore que par le grand comique noir en vogue, Richard Pryor. Un type exubérant dont les excès défraient la chronique, mais à l’aura révolutionnaire : il est à l’aise avec les insultes, le «mot en N», et dépense autant d’énergie sur scène qu’un Jimi Hendrix, sinon plus. Une idole pour Eddie Murphy qui, comme bien des enfants de son âge, écoute en boucle ses albums tard la nuit, à l’abri des oreilles adultes. Mais quand le jeune comique a commencé à se faire un nom dans le milieu, Pryor «s’est senti menacé». Murphy n’est pourtant guère plus qu’un fan. «Partout où il allait, j’allais (le voir). À chaque fois qu’il jouait, il demandait qui était là. Quand il savait que j’étais présent, il partait.» Pryor accepte pourtant de partager l’affiche avec lui quand Murphy réalise son premier (et unique) film, le trop sous-estimé film de gangsters Harlem Nights (1989); il parlait même à l’époque, dans les colonnes de Rolling Stone, d’une «expérience plaisante», et de son héritier comme un réalisateur «vraiment sérieux». Langue de bois ou pas? Murphy, lui, en garde un souvenir différent, celui d’un Richard Pryor qui se limitait à son strict travail d’acteur : «Il arrivait sur le plateau, disait ses répliques et partait», résumait-il à Spike Lee lorsque celui-ci enfilait le costume de l’interviewer le temps d’un article dans Spin, en 1990.
Outre leur style de vie radicalement différent – alcool, cigarettes et drogue sont bannis chez Eddie Murphy –, la jeune star du rire (il écrit, produit et réalise Harlem Nights à 27 ans) se voit reprocher, sans forcément se l’entendre formuler, son humour très (trop?) politiquement incorrect. Quand Pryor se livre, avec son franc-parler, à la satire devant un public presque exclusivement afro-américain, Murphy, lui, rit de tout : les Noirs, les Blancs, les Italo-Américains, les homosexuels, les femmes… Surtout, il n’hésite pas à traverser la frontière de la cruauté. Tout l’amuse, y compris répéter «fuck» et ses variantes plus de 200 fois devant un public composé, pour la moitié, de familles blanches venues avec leurs enfants, pensant avoir affaire à l’humour grand public que le comique leur offre chaque semaine dans le Saturday Night Live, dont il est l’étoile montante au début des années 1980. «Vous pensiez que j’allais raconter de jolies blagues, vous ne vous attendiez pas à m’entendre autant parler de la queue des Noirs», lance-t-il au public de Washington lors de son «HBO Special» devenu classique Delirious, en 1983. Quand, dans le même spectacle, une fan scande du balcon «Fais Mr. Rogers!», en référence à l’une des imitations qui l’ont rendu célèbre à la télévision, une autre voix s’élève dans le public : «Shut up, bitch!» Murphy craque, lâche son micro et se précipite au fond de la scène, pris d’un fou rire. Il n’a pas dit un mot, mais l’essence de son style est résumée : il perpétue l’humour enfantin crasse, féroce, immédiat, insouciant. Ajoutez à cela son talent pour l’imitation, son inventivité et son art du récit, on obtient un génie.
1987, date clef
Ses adieux à la scène, il les fait en grande pompe, en 1987, alors qu’il est devenu en l’espace de trois films seulement – 48 Hrs., Trading Places (1983) et Beverly Hills Cop – une star du box-office. Comme pour souligner qu’il se consacrera désormais au grand écran, Raw sort au cinéma, non pas au format stand-up habituel d’une heure mais en long (90 minutes) et en large (le format panoramique standard du cinéma américain). Redoublant d’assurance et de phrases-choc, galvanisé par la foule du Madison Square Garden de New York, Eddie Murphy ne s’interdit rien. Si Raw a marqué l’histoire en devenant notamment le plus gros succès en salles pour un spectacle filmé (battant le détenteur du record : Richard Pryor), Delirious reste sa routine la plus emblématique, avec des sketches intemporels (ses souvenirs d’enfance catalysés par la musique du vendeur de glaces, ses imitations de Michael Jackson, Elvis Presley, Stevie Wonder ou Mr. T, qu’il rêve en homosexuel… passif), des imprévus à mourir de rire (il emprunte l’appareil photo d’un homme assis au premier rang, et après avoir pris deux photos du public comme souvenir, photographie ses parties génitales) et une prestance dingue, symbolisée par son costume moulant en cuir rouge, un clin d’œil à deux de ses idoles, Elvis et «MJ».
Le film qui suivra Raw sera sa deuxième collaboration avec John Landis. Dans Coming to America (1988), il incarne Akeem, richissime prince d’un pays d’Afrique imaginaire qui veut découvrir la vraie vie par lui-même. Il emménage dans un appartement miteux du Queens, travaille comme homme de ménage dans un ersatz de McDonald’s et trouve l’amour. Pour la première fois, Murphy incarne plusieurs personnages derrière des maquillages qui le rendent méconnaissable (il apparaît même en «whiteface» sous les traits d’un vieux juif new-yorkais), ce qui deviendra dans les heures sombres de sa filmographie sa seule marque de fabrique; mieux, premier film à gros budget avec une distribution exclusivement noire (à une exception), il finit troisième du box-office américain cette année-là.
«Je ne regarde pas vers le passé, le bon vieux temps», affirmait Murphy à Jerry Seinfeld. Mais Coming 2 America, suite du film de 1988 qui sort demain sur Prime Video, avec le casting d’origine et quelques nouveaux venus (Wesley Snipes, Tracy Morgan, Teyana Taylor et même Bella Murphy, fille de), risque de faire revivre l’intérêt pour les vieux projets à moitié enterrés, Beverly Hills Cop 4 en tête. Et qui sait, peut-être que son aura, ajoutée à l’intérêt grandissant pour un cinéma afro-américain (Black Panther est notablement inspiré par Coming to America), fera taire les mauvaises langues qui lui reprochent depuis longtemps de ne pas soutenir publiquement la cause noire. Ses opinions, il les garde pour lui, et laisse faire ceux qui savent militer (Spike Lee avant toute chose); même quand il a soutenu Obama, il l’a fait en sourdine. Mais les derniers mots de Delirious, devant le public mixte du DAR Constitution Hall de Washington, sont univoques : «Il y a 50 ans, (la cantatrice noire) Marian Anderson s’est vu interdire son concert à cause de sa couleur de peau. Aujourd’hui, c’est un jeune nègre de 22 ans qui se tient devant vous, payé pour tenir sa bite. Dieu bénisse l’Amérique.» Imaginez un instant ce qu’il fera quand Netflix, qui lui a proposé un contrat pour une série de «stand-up specials», le fera remonter sur scène.
Coming 2 America, de Craig Brewer.