On ressort essoufflé de Blue Giant de Yuzuru Tachikawaqui !
L’invention du jazz (aux États-Unis) et celle du cinéma (en France) ont représenté deux progrès majeurs dans les arts au crépuscule du XIXe siècle. Depuis le premier long métrage sonore, The Jazz Singer (Alan Crosland, 1927), jusqu’aux films multiprimés de Damien Chazelle (Whiplash, 2014; La La Land, 2016), il est naturel que les deux disciplines, sous leurs formes populaires ou plus avant-gardistes, se soient régulièrement croisées.
Les génies Miles Davis, Charles Mingus ou Herbie Hancock ont laissé leur empreinte sur pellicule avec des bandes originales devenues cultes. Le drame sous héroïne The Man with the Golden Arm (Otto Preminger, 1955) fut le premier film dont la musique jazz est utilisée comme élément narratif, et son réalisateur offrira ensuite à Duke Ellington d’écrire la partition du chef-d’œuvre du film de procès Anatomy of a Murder (1959).
Sans compter les cinéastes amateurs du genre (dont des musiciens) qui en ont tiré des œuvres monumentales : Clint Eastwood (Bird, 1988), Martin Scorsese (New York, New York, 1977), Spike Lee (Mo’ Better Blues, 1990)…
Le réalisateur du long métrage animé Blue Giant, Yuzuru Tachikawa, n’est pas de ces derniers. Lui a découvert le jazz en lisant le manga de Shinichi Ishizuka, réputé pour «faire entendre la musique» et qu’il porte ici à l’écran de manière éblouissante. En salles mercredi, le film tourne autour de Dai, un saxophoniste amateur travaillant sans relâche pour devenir le meilleur musicien de jazz.
Arrivé à Tokyo, il rencontre Yukinori, un pianiste surdoué; ensemble, ils forment leur premier groupe, complété par l’ami Tamada, un novice pris de passion pour la batterie. Le trio caresse un rêve : devenir assez bon pour jouer sur la scène du So Blue, le club de jazz le plus réputé de la capitale, là où l’histoire de la musique s’écrit en temps réel…
On ressort essoufflé de ce film qui, en traduisant toutes les couleurs et les émotions du jazz à l’image, réussit l’impossible. D’émotions, il en est d’ailleurs question à chaque instant. Dai frémit à chaque fois qu’il touche son saxophone, et les enjeux dramatiques tournent autour des questions qui bousculent l’amitié entre les jeunes musiciens : leurs rêves, leurs attentes, leur vision du jazz, qui varie de la recherche intérieure de l’intensité à l’esprit de compétition…
Le scénario, signé NUMBER 8 (coscénariste du manga et éditeur de toujours de Shinichi Ishizuka), reste de facture classique, mettant les jeunes héros face à une suite d’obstacles dans la tradition du récit d’apprentissage, et ose se montrer parfois un peu naïf. Mais le script est non moins merveilleusement pensé pour le grand écran : les passions et les infortunes montent en intensité jusqu’à un dénouement à couper le souffle – et différent de celui de l’œuvre originale.
Tachikawa, en revanche, est un réalisateur grandiose : de la même manière que Dai et ses amis sont obsédés par l’idée de «jouer du jazz», l’ancien du studio Madhouse, sans doute mis au défi par la réputation du manga d’Ishizuka, a conçu une œuvre folle, où le lien entre mise en scène et musique est inextricable.
La musique, la locomotive
À travers ses pages, Blue Giant (toujours en cours) pouvait faire entendre les notes de jazz; le film en propose une version définitive grâce à la musique d’Hiromi Uehara qui, poussée à haut volume, possède les images. La trame narrative étant articulée autour de trois scènes de concert, chacune est plus intense et visuellement délirante que la précédente, dans un mélange d’animation classique et de plans en rotoscopie (du «live» filmé puis redessiné image par image), multipliant encore les techniques dans un final aux airs de transe psychédélique.
Hiromi Uehara, pianiste virtuose parmi les plus reconnues au monde, a ainsi réalisé le rêve de composer la musique qu’elle entendait en lisant Blue Giant. Ses compositions, entendues dans leur intégralité, sont captivantes, d’autant plus qu’elle et ses deux musiciens adoptent les mêmes contraintes de jeu que les personnages.
La musique s’impose inévitablement comme la locomotive de ce long métrage, embarquant pour l’occasion les Impressions de John Coltrane, ou amenant la compositrice à s’inspirer sur de très beaux thèmes dramatiques, purement cinématographiques. C’est la passion et l’amour du jazz qui crèvent l’écran. Le seul mot «jazz» suffit à emporter les personnages : on le clame comme on invoquerait une divinité.
Même le nom même du groupe, qui déclenche des tonnerres d’applaudissements et fait remuer les têtes, en est une version atrophiée : JASS. Et c’est de ce trio saxophone-piano-batterie que l’on tombe amoureux en fin de compte. Lui, et son aventure sonore qui nous amène vers des espaces visuels et mentaux toujours plus hallucinants, jusqu’à rendre (littéralement) son dernier souffle.