Avec Titane, Julia Ducournau confirme qu’elle est bel et bien l’une des auteures de cinéma les plus importantes de sa génération.
Pour un cinéaste, l’étape du deuxième long métrage est toujours plus éreintante que le baptême du feu du premier. Quand celui-ci a été un succès public et critique, le cinéaste est, en plus, attendu au tournant : confirmera-t-il qu’il est aussi bon que ce qu’il avait promis ? A-t-il l’intention de bâtir un édifice de son œuvre ou se contentera-t-il de réitérer l’expérience du travail précédent ? La pression sur les épaules de Julia Ducournau était d’autant plus grande que son premier film s’appelait Grave (2016) et qu’il avait mis un grand coup de pied dans le ventre du cinéma de genre français. Fable cannibale sans concession, le film, couronné par le prix Fipresci de la critique internationale à Cannes, il y a cinq ans, était sorti l’année suivante sur les écrans du monde entier précédé d’une réputation de «film choc», sur laquelle distributeurs et publicitaires s’étaient rués pour en faire la promotion. Une auteure était née, qui a fait des adeptes un peu partout, impatients de découvrir ce qu’elle était encore capable de garder sous le coude.
Julia Ducournau a pris son temps, sans pour autant disparaître des radars : collaboratrice à plusieurs scénarios – dont le très fort Compte tes blessures (Morgan Simon, 2016) et le mésestimé Corporate (Nicolas Silhol, 2017) –, elle a présidé en 2018 la première commission de la Fémis – école dont elle est sortie diplômée en scénario en 2008 – pour la production de films de genre. Et a développé un deuxième film, donc, avec lequel elle est entrée pour la première fois dans la compétition officielle du festival de Cannes, dont elle est cette année la benjamine. Comme ses précédentes œuvres, Titane est un titre au mot unique, laconique mais au sens double : celui, évident, du morceau de métal implanté dans le crâne de l’héroïne, Alexia (Agathe Rousselle), et un barbarisme en forme de féminisation du mot «titan», de ces dieux grecs vaincus par Zeus.
La scénariste et réalisatrice a souvent recours à la mythologie comme inspiration pour ses travaux; avec Titane, elle en invente une nouvelle, qui n’omet pas quelques clins d’œil aux histoires d’inceste et de cannibalisme qui entourent l’histoire des Titans (et qui renvoient dans un même geste à Grave), mais qui trouve avant tout son audace dans un discours ultramoderne. Julia Ducournau poursuit, dans la veine de son précédent film, les expérimentations autour du «body horror». Plus ambitieuse, dans le scénario comme dans la technique, elle fait de son héroïne le catalyseur de toutes ses idées.
Aux hommes et aux femmes, Alexia préfère les voitures, que la cinéaste ne filme pas comme concept de la domination masculine mais dont elle tire une véritable force érotique. Son amour inconditionnel pour les machines, et par là même son rejet des humains – ses parents en premier lieu – amènent Alexia à commettre des meurtres. Titane gravite dans un autre monde que Grave, Julia Ducournau liquide la violence physique et le gore dans son premier tiers, comme un exutoire qui lui offre la possibilité de raconter autre chose par la suite. L’héroïne, désormais recherchée, va prendre l’identité d’un garçon disparu dix ans plus tôt pour se réfugier chez le père de celui-ci, Vincent (Vincent Lindon), chef d’une caserne de pompiers. Pour que le changement soit crédible, elle procède à quelques changements dans son apparence, dont une rhinoplastie «faite maison», à coups de tête sur le coin du lavabo…
C’est un personnage véritablement en «trans» que donne à voir Julia Ducournau : du transhumanisme et de la transsexualité, la cinéaste ne fait qu’un. Enceinte, Alexia, devenue Adrien, bande ses seins et son ventre qui n’en finit pas de grossir. Avec la violence vient la souffrance, et Titane se débarrasse du poids des aînés – Crash (David Cronenberg, 1996), Tetsuo (Shinya Tsukamoto, 1989), Christine (John Carpenter, 1983) – pour trouver un peu d’air dans sa façon de décrire l’acclimatation des deux personnages, ce père en mal d’amour filial et ce fils qui n’en est pas un (et qui, derrière sa fausse identité, n’a jamais connu l’affection d’un père). Une œuvre aussi éprouvante que sublime, qui révèle, comme Grave l’avait fait avec Garance Marillier, une nouvelle actrice sensationnelle : Agathe Rousselle, dont la beauté androgyne prend une ampleur folle dès lors qu’elle est réduite au silence, ses yeux et les expressions de son visage parlant plus que mille mots. Vincent Lindon, lui, se glisse de façon inattendue dans la peau du soldat du feu bodybuildé, plus touchant que jamais. Oui, Titane confirme que Julia Ducournau est bel et bien l’une des auteures de cinéma les plus importantes de sa génération. Elle est inoxydable.
Valentin Maniglia