David Fincher fait son retour au cinéma avec Mank, récit de l’écriture de Citizen Kane derrière lequel se cache un discours insolent et actuel sur les rouages de l’industrie hollywoodienne.
Au début du film, David Fincher fait dire à son protagoniste une prière, l’envie que Dieu lui envoie «un signe», après la désastreuse aventure The Wizard of Oz (1939), dont il fut le premier d’une armée de scénaristes et dont la seule contribution visible a été l’idée du passage du noir et blanc (le monde réel) à la couleur (le monde d’Oz), glorieux procédé cinématographique pour lequel Herman J. Mankiewicz n’a même pas eu les honneurs d’une mention au générique. Le signe divin lui apparaît alors que «Mank» est à l’hôpital, après avoir été victime d’un accident de voiture. Une silhouette épaisse, facilement reconnaissable, qui s’approche du blessé et lui envoie, de sa fameuse voix grave : «Mank ? It’s Orson Welles.» «Of course it’s you», répond celui qui ne sait s’empêcher de parler, peu surpris que le Tout-Puissant lui envoie le «petit génie de New York» comme preuve de son salut.
La paternité du scénario de Citizen Kane est un sujet sur lequel s’écharpent les historiens du cinéma depuis 80 ans, bataille entretenue par les discordes entre Welles et Mankiewicz eux-mêmes (crédités au générique du film comme coauteurs), qui ont chacun réclamé leur statut d’auteur unique. Si l’on s’attendait à ce que David Fincher vienne réveiller les vieux démons de l’histoire hollywoodienne, c’est mal le connaître : Mank est un projet guidé par la passion, sur un scénario de son propre père, Jack, décédé en 2003 sans jamais avoir vu aucun de ses scénarios portés à l’écran. La querelle sur la paternité de Citizen Kane est un faux sujet, et Fincher ne remet jamais en cause la responsabilité d’Orson Welles (qui apparaît environ dix minutes sur les 2 h 10 de film) dans la réussite du plus grand film américain jamais réalisé.
Biographie de l’inventeur des « fake news »
Par ailleurs, l’influence de Citizen Kane sur Fincher a toujours été manifeste, depuis ses premières armes comme réalisateur de clips vidéo (Oh Father de Madonna, 1988) jusqu’aux impossibles angles de caméra de The Game (1997), la déconstruction de la narration de The Curious Case of Benjamin Button (2008) et Fight Club (1999) ou encore les décors de The Girl with the Dragon Tattoo (2012). Tout au plus, David Fincher questionne-t-il les responsabilités individuelle et collective; si ce n’est Welles, alors c’est Mankiewicz (coscénariste) puis, plus tard, Gregg Toland (directeur de la photographie), et au milieu des deux, donc, le «bouledogue» Welles, génie exigeant qui brille ici par son absence.
Il n’était un secret pour personne, déjà à l’époque, que Citizen Kane allait être une biographie à peine déguisée de William Randolph Hearst, magnat de la presse et homme le plus puissant d’Amérique, inventeur des «fake news», personnalité excessivement mondaine et homme terriblement secret, dont Mankiewicz a fait partie du cercle intime un certain temps. C’est aussi grâce au personnage de Charles Foster Kane que le film de Welles est toujours autant d’actualité, qui met en scène les dérives du pouvoir, l’hégémonie de la richesse et les effets des médias sur l’opinion publique, trois quarts de siècle avant l’élection de Donald Trump. Et Fincher de tisser les liens entre le contenu du scénario et les réalités historiques (celle des années 1930 et celle d’aujourd’hui).
Hollywood, sa saleté sous le vernis
Son film demande certes des prérequis de la part du spectateur, qui n’en saura guère plus sur Louis B. Mayer ou Irving Thalberg – producteurs pour la MGM – ni sur Citizen Kane s’il arrive devant le film vierge de toute connaissance sur le sujet. Mank est l’inverse d’une biographie didactique, comme l’énonce Mankiewicz lui-même, en parlant de Kane/Hearst : «Vous ne pouvez pas capturer la vie d’un homme en deux heures; tout au plus pouvez-vous espérer laisser l’impression que vous l’avez fait». Alors Fincher joue sur une mise en abyme complexe, qui tire des fils dans tous les sens : une partie de la vie de Mankiewicz trouve son écho dans Citizen Kane, dont l’histoire fictive est tirée de la réalité à son tour racontée dans Mank, qui, lui, interpole de nombreuses références (dans les décors ou les costumes, par exemple) à Citizen Kane.
Soulignons que David Fincher, qui n’a jamais été l’auteur des scénarios de ses films et dont l’œuvre se démarque surtout par une maîtrise unique des techniques de l’image, livre une véritable déclaration d’amour envers les scénaristes. Pas seulement parce qu’à travers son protagoniste transparaît la figure de son père, mais aussi pour la lucidité sans faille et délicieusement effrontée de Mankiewicz, porte-parole d’une vérité nécessaire à énoncer envers et contre tous, interprété par un Gary Oldman au flegme insolent. Mankiewicz est la clef qui permet à Fincher – lié exclusivement aujourd’hui, et pour les quatre prochaines années, à Netflix – de raconter Hollywood sous un nouvel angle, sa saleté sous le vernis : les magouilles des gros studios et l’hypocrisie de son exécutif, dans un génial travelling en contre-plongée où Louis B. Mayer, entouré de «Mank» et de son frère, Joseph – réalisateur, des années plus tard, de La Comtesse aux pieds nus (1954) ou de Cléopâtre (1963) –, monologue sur la philosophie hollywoodienne, qui se résume à vendre du rêve et un souvenir; la misogynie décomplexée des décideurs, prise à revers par les personnages féminins du film, Amanda Seyfried en tête, qui joue la star du grand écran et maîtresse de Hearst, Marion Davies; et, comme dans un film noir (souligné par la superbe musique de Trent Reznor et Atticus Ross), l’industrie du cinéma comme plaque tournante d’une pègre de luxe, dont «Mank» connaît tous les rouages et refuse de se taire en se lançant, comme Achab contre Moby Dick, à la chasse à la baleine.
Citizen Kane contenait donc pour son époque des révélations aussi explosives que le scandale du Watergate, mais qui n’ont eu qu’un bête Oscar pour seul écho. Si Mank veut corriger quelque chose dans l’histoire, c’est cela et rien d’autre, pour un film qui synthétise les thèmes et les obsessions de Fincher sans pour autant ressembler au «style Fincher». Inclassable en genre (drame ? biographie ? comédie ? film noir?), le film arrive à point nommé dans la carrière du réalisateur, en dynamitant une industrie où les blockbusters ont fait revenir en force la toute-puissance des studios, avec, en son cœur, le récit fascinant de la relation entre Mankiewicz et Hearst – faite de non-dits et de sous-entendus –, puis celle entre Mankiewicz et Welles – bien plus explicite – que Fincher avait déjà anticipées à travers le conflit entre Mark Zuckerberg et Eduardo Saverin dans The Social Network (2010), dont Mank est le film jumeau. Si Hollywood est fidèle à lui-même, cela lui vaudra bien un Oscar… ou pas.
Valentin Maniglia