Avec Rusty Brown, l’Américain Chris Ware livre un récit choral vertigineux et angoissé qui part de l’enfance pour s’élargir en portrait en puzzle d’un pays et de ses contradictions.
Lire Chris Ware, c’est éprouver une longue et étrange sensation de vertige, qui demande au lecteur de mettre de côté sa réalité pour entrer pleinement dans celle de ses personnages. D’ailleurs, on ne lit pas Chris Ware : on s’y plonge corps et âme, physiquement happé dans une faille temporelle et narrative le temps de quelques centaines de pages que l’on tourne, l’une après l’autre, au ralenti, si possible armé d’une loupe. C’était vrai pour Jimmy Corrigan (2000), recueil d’une série créée dans plusieurs publications entre 1995 et 2000, dans laquelle l’auteur réinvente le langage de la BD avec une narration éclatée, complexe et résolument adulte; c’était toujours vrai pour Building Stories (2012), roman graphique présenté sous la forme de quatorze ouvrages aux formats et longueurs différents. C’est vrai, encore, avec Rusty Brown, descendant spirituel de Jimmy Corrigan, recueil complet de récits publiés par épisodes sur une période de dix-huit ans.
Le principal motif qui revient dans cette œuvre monumentale de 356 pages est un flocon de neige. L’infiniment petit devient, au fil des pages, infiniment grand, le flocon tombant sur d’autres flocons, et ainsi de suite jusqu’à la boule de neige, puis jusqu’à l’avalanche, qui déboule sans crier gare et frappe le lecteur de plein fouet. Rusty Brown, c’est partir de l’histoire touchante de l’enfant qui donne son titre au livre, écolier de neuf ans, roux, «geek» et aux dents de lapin, qui attire malgré lui les tyrans plus âgés, qui le martyrisent, pour s’étaler et grandir vers un récit choral à la richesse folle, retraçant, à travers trois autres personnages, cinq décennies de l’histoire américaine dans ce qu’elle a de plus triste et de plus contradictoire, avec une folie narrative qui n’a d’égal que son réalisme affolant en toile de fond.
Comme Chris Ware – qui se met lui-même en scène en prof d’arts plastiques fantasque – Rusty est né et vit à Omaha, dans le Nebraska, au cœur des Grandes Plaines américaines. Réservé et passionné de comics, il rêve de Supergirl et imagine son propre «super-double», Ear-Man, dont l’ouïe surdéveloppée permet de prévenir le crime. Ce qui ne sera pas tellement utile dans la vraie vie : Rusty et son nouvel ami, Chalky White, restent la cible favorite des «bullies» de l’école, tout comme le père de Rusty, Woody Brown, méprisé par l’affreux Jordan Lint et sa bande. Woody, avec son physique de clown, et en pleine crise existentielle et ne se sent plus à sa place dans sa famille; lui aussi, pourtant, partageait jeune, le même amour de la science-fiction que son fils. Dans les années 1950, des revues spécialisées publiaient même ses récits, nés aussi bien de sa fascination pour les astronautes et les petits hommes verts que de ses histoires d’amour ratées… «Comment a-t-on pu en arriver là ?»
Maître de l’art narratif
En véritable maître de l’art narratif, l’auteur passe progressivement d’un personnage à l’autre en se fendant d’allers-retours dans le temps, en développant la narration simultanée (on suit parallèlement, dès le début, la journée de Rusty et, en bas de page, dans de petites cases, la même journée du point de vue de Chalky et de sa sœur, Alice, tout juste arrivés à Omaha), la multiplication des points de vue pour une même scène… Chris Ware laisse même de côté, le temps de quelques pages, la ligne claire et sa géométrie abstraite pour un dessin brut, presque punk, qui renvoie aussi à certains de ses collègues de «l’école de Chicago», Daniel Clowes et Emil Ferris en tête.
À première vue, sa couverture dépliable et labyrinthique, tout comme les cases minuscules qui émaillent l’ouvrage, peut faire passer Rusty Brown pour une œuvre hermétique, même au lecteur avisé. En réalité riche d’astuces de lecture et d’inventivité formelle, elle est d’une délicatesse sans pareil, explorant la filiation, l’éducation, le conditionnement et l’angoisse humaine à travers un regard intime. Ce qui n’empêche pas le contenu d’être très dense et d’aller jusqu’à raconter les contradictions de son pays avec l’immonde Amérique des yuppies (avec le personnage détestable de Jordan Lint, sur qui est centrée la colossale troisième partie) ou, à l’opposé, celle des minorités (avec la professeure noire Joanna Cole, dans le très beau dernier chapitre). À noter que Rusty Brown s’achève par une double page qui annonce un «Entracte», laissant deviner que le portrait en puzzle et le récit choral se prolongera dans la seconde partie d’un diptyque devant lequel on se prosterne déjà.
Valentin Maniglia
Rusty Brown, de Chris Ware. Delcourt.
L’histoire
Dans son Nebraska natal, Rusty, victime des petites frappes de son école, s’évade en collectionnant les figurines de superhéros. Lorsque Chalky White arrive dans son école, les deux enfants très proches se lient d’amitié. La première partie d’un récit choral qui retrace la vie de multiples personnages émouvants et pathétiques…