Dans « L’Étrange Cas Barbora Š. », la fiction s’invite dans la réalité pour tenter de démêler les nœuds d’un fait divers complexe et sordide qui a ébranlé la République tchèque.
Tout a commencé en mai 2007, quand un homme de la région de Brno, en République tchèque, a capté par accident des images provenant de la maison voisine sur son babyphone vidéo : celles-ci montraient trois enfants, enfermés dans la cave, maltraités et abusés. Quand la police est venue les libérer, Anna, 13 ans, s’est échappée.
C’est le point de départ de l’impossible «affaire de Kuřim» : il est révélé par la suite qu’Anna s’appelle en réalité Barbora Škrlová, qu’elle a plus de 30 ans et qu’elle est soupçonnée de complicité. Le mystère s’épaissit de jour en jour, des révélations sont faites sans cesse dans les journaux tchèques, impliquant des hommes d’affaires, des politiques ou encore des artistes…
Fruit d’un travail de plus de six ans, L’Étrange Cas Barbora Š. relève le pari de raconter cette affaire labyrinthique – qui a, depuis, été très librement inspirée au cinéma, avec Orphan (Jaume Collet-Serra, 2009) – en introduisant un personnage fictif, la journaliste Andrea, qui cristallise toutes les obsessions et les ambitions des trois auteurs du roman graphique.
Vojtěch Mašek et Marek Šindelka au scénario et Marek Pokorný au dessin se sont d’abord lancés dans un traitement journalistique de l’affaire, «jouant les détectives» comme les deux scénaristes le décrivent en préambule, avant de choisir la fiction pour raconter une histoire complexe et encore sans dénouement à l’heure actuelle. Prêcher le faux pour savoir le vrai? Il y a un peu de cela. On pourrait plutôt dire que l’irruption de la fiction leur permet d’émettre des hypothèses qui n’ont rien d’invraisemblables, au vu du rocambolesque déjà extrême de la situation.
Une interprétation unique d’une affaire hors du commun
Mais au lieu de s’attarder sur le côté sordide de l’affaire, qui les aurait fait irrémédiablement tomber dans un voyeurisme certain, les auteurs tentent de sonder le dédale de l’affaire à travers la psychologie de Barbora, musicienne prodige ayant simulé sa propre mort pour réapparaître transformée en enfant de 13 ans (d’abord en petite fille puis, un an plus tard, en garçon), et la figure de Josef Škrlá, le père de cette dernière, dont tout porte à croire qu’il est la figure centrale de l’affaire mais dont le rôle a largement été minimisé par la justice.
L’affaire de Kuřim est tellement tentaculaire qu’il semble ne jamais y avoir de fausse piste ou, plutôt, que chaque piste, même erronée, mène à une nouvelle révélation, toujours plus grande. L’héroïne, Andrea, a tôt fait de s’y noyer, perdant petit à petit son sommeil, sa vie privée, sa santé mentale et son petit ami.
Le dessin s’adapte, lui aussi, aux zones d’ombre de l’affaire et à ses énigmes irrésolues, passant dans sa seconde moitié du trait hyperréaliste qui prédominait dans les 100 premières pages à un dessin plus simpliste, expérimental jusqu’à l’abstrait. Marek Pokorný joue avec les codes du roman graphique, le découpage étant lui-même un dédale de mosaïques aux cases minuscules jusqu’aux doubles pages abondantes d’informations, mais toujours parfaitement ordonnées.
Car si l’on se perd dans l’histoire (plus d’une fois), c’est peut-être volontairement. Peut-être pas : c’est alors un dommage collatéral d’une affaire trop immense et complexe pour qu’elle soit un jour élucidée et racontée de façon linéaire. Dans tous les cas, L’Étrange Cas Barbora Š. est un ouvrage palpitant, une interprétation unique d’une affaire hors du commun qui trotte dans la tête bien après avoir refermé le livre.
Valentin Maniglia