Keum Suk Gendry-Kim replonge une nouvelle fois dans l’histoire douloureuse de son pays d’origine, la Corée. Cette fois-ci, elle s’intéresse aux blessures traumatisantes de la guerre et de la séparation de nombreuses familles en 1950.
Dans L’Attente, il est beaucoup question de séparation. Douloureuse. Déchirante. Il y a d’abord ces fils barbelés qui enserrent l’ouvrage, depuis sa couverture jusqu’aux dernières pages. Il y a ensuite cette première case, et l’aveu d’un abandon. Celui d’une quinquagénaire célibataire qui veille, tant bien que mal, sur sa mère de 92 ans, avant un déménagement obligé qui la ronge, et la questionne. Sur l’importance de la famille, sur le lien poreux entre les générations, et sur les blessures d’un passé qui ne guérissent toujours pas.
Keum Suk Gendry-Kim, la plus francophile des auteures coréennes, connaît bien ces notions d’exil, de déracinement, d’oubli. Son travail s’apparente même à un véritable devoir de mémoire, qui croise, dans une écriture sobre, les petites et la grande Histoire, l’intime et l’universel. Il y a eu notamment Le Chant de mon père (2012), hommage autobiographique sur son enfance et l’exode familial, et Les Mauvaises Herbes (2018), qui remontait le temps pour raconter l’esclavage sexuel lors de l’occupation japonaise.
Reconstruire son propre passé, et mettre des mots (et des images) sur les tumultueux évènements qui ont agité la Corée durant le dernier siècle, telle est sa bataille, son obsession, saluée de belle manière, en postface, par trois auteurs qui comptent : Joe Sacco, Clément Oubrerie et Emmanuel Guibert. Ce dernier (auteur des séries majeures que sont La Guerre d’Alan et Le Photographe) parle ainsi, avec justesse et dans une «révérence», d’un «concentré de vérités dures à dire et essentielles à savoir». L’Attente ne pouvait pas trouver meilleurs appuis, ni meilleure définition.
«Sur un socle de témoignages réels»
Dans des allers-retours entre présent et passé, Keum Suk Gendry-Kim – ultraprolifique en 2020 (Jun, L’Arbre nu, Alexandra Kim, la sibérienne) – brosse ici le portait d’une mère. C’est un peu la sienne, mais pas vraiment non plus. Que dire de sa fille, Jina, elle-même dessinatrice.
Comme l’auteure le précise à la fin du livre, son récit est en effet construit «sur un socle de témoignages réels». Mais la fiction s’accommodait mieux des blessures, toujours vives. «Ai-je la légitimité à évoquer sans fard la souffrance d’autrui?», s’interroge-t-elle, pour mieux justifier son choix.
On part donc pour Séoul, de nos jours, découvrir Guja, 92 ans. Une «tigresse édentée» courageuse, taiseuse, un peu perdue dans un monde qui n’est plus vraiment le sien. Soixante-dix ans se sont écoulés depuis le déclenchement de la guerre de Corée, en 1950. Et pourtant, elle espère toujours pouvoir retrouver, un jour, son premier mari et son fils, qu’elle a perdus sur le chemin de la fuite.
Elle n’est pas la seule à y croire. Des familles entières ont été séparées et aspirent à des retrouvailles, permises par un programme gouvernemental (très médiatisé) qui, l’espace d’une journée, réunissent ces âmes en peine.
Un trait à l’encre noire, tout en subtilité
Saisie par un sentiment d’urgence alors que la génération qui a connu la guerre s’éteint et que la nouvelle oublie le passé, Keum Suk Gendry-Kim a interrogé sa mère – et deux autres femmes – pour retracer et soulever ces profonds traumatismes. Elle remonte alors le fil chronologique, s’attarde sur les années précédant le conflit mondial, se penche sur la misère ambiante et la condition des femmes, dénigrées, mariées de force. Puis arrivent les balles, les morts, l’exil pour fuir l’avancée des troupes communistes, et ce pays qui se coupent définitivement en deux en 1953. Et si la frontière se veut aujourd’hui moins hermétique, la réunification, elle, reste une utopie.
«Combien de personnes dans ce monde ont perdu leur famille ou ont été séparées par la guerre?», s’insurge l’auteure qui, avec L’Attente, évoque aussi, en creux, tous les migrants qui tentent aujourd’hui de rejoindre l’Europe pour une vie meilleure. Son ouvrage est en tout cas marquant à plus d’un titre. D’abord, il y a ce trait à l’encre noire, tout en subtilité. Ses pleines pages, d’une troublante poésie, s’attardent sur la nature et les paysages, symboliques dans l’art asiatique. Dans un emprunt plus européen celui-là, ses dessins se frottent également à l’expressionnisme.
C’est dans cet univers graphique bouillonnant, sensible, que Keum Suk Gendry-Kim place ses deux personnages, la mère et la fille-narratrice. Au passé, elle montre ce qu’est la vie de réfugiés, de l’horreur à la solidarité. Au présent, elle parle d’héritage, de transmission, d’une vie qui file avec ses rituels, ses petits riens.
Entre les deux, il y a toutes ces familles amputées, cette vie d’attente, cette peine jamais consolée, cet espoir mince comme un billet de loterie à travers ces expéditives retrouvailles plus cruelles qu’apaisantes. Un drame humain, comme l’Histoire en regorge malheureusement. Celle qui, «en s’imposant, sépare et brise tant de vies», comme l’affirme, définitif, Joe Sacco.
Grégory Cimatti
L’histoire
Séoul, de nos jours. Guja a 92 ans. Sa vie de retraitée est bousculée le jour où, parlant avec une amie, elle découvre le programme gouvernemental permettant à des familles coréennes séparées par la guerre en 1950 de se retrouver. Lui revient alors son passé, sa jeunesse, son premier mariage, ses deux premiers enfants. Et surtout, cet exode qui va la séparer de son mari et de son premier fils alors qu’elle reste seule avec son nourrisson. Jamais plus elle ne les reverra. Au crépuscule de sa vie, elle raconte à sa fille Jina, dessinatrice, cette vie brisée, ces moments de désespoir, sa vie d’après…