Roman graphique noir éblouissant, L’Accident de chasse relate l’histoire vraie de Matt Rizzo, écrivain aveugle forcé de raconter la vérité sur un passé qu’il a voulu cacher à un fils qu’il connaît mal.
L’Accident de chasse est une pièce unique, une œuvre-somme qui se hisse au niveau des chefs-d’œuvre de la bande dessinée. L’histoire de ce premier roman graphique résulte d’un long travail de recherche d’après le récit de la vie de Matt Rizzo, rapporté par le fils de ce dernier, Charlie, à son ami David L. Carlson, musicien, réalisateur et cofondateur d’une compagnie d’opéra de rue à Chicago.
Dans cette histoire – vraie, donc – il est question de mensonge, de relation père-fils, de prison… On est dans la communauté italienne du Chicago de la première moitié du siècle dernier : il est superflu de préciser qu’il s’agit d’une histoire d’hommes, mais celle-ci n’a rien à voir avec le cliché du gangster à la Al Capone.
Il y en a, des mafieux, des tueurs et autres bandits en tout genre, mais L’Accident de chasse démystifie l’Amérique des légendes, même si c’est souvent grâce à elles que l’on se sauve du danger. On regarde les personnages en face : le crime ne définit pas l’homme. Surtout pas Matt Rizzo, qui est bien obligé de raconter la vérité sur sa vie, lui qui a menti à son fils durant toutes ces années, ayant tellement répété que c’était dans un accident de chasse qu’il avait perdu la vue qu’il avait lui-même fini par le croire.
Un roman graphique à la richesse étourdissante
Mais aussi réel que puisse devenir le mensonge, il y a des épreuves dans la vie qui restent gravées au fer rouge, sur le corps et dans l’esprit. Celles que Matt Rizzo a traversées transcendent toutes les inventions que les écrivains et les poètes ont pu inventer au fil des siècles.
D’une épaisseur conséquente – environ 450 pages – L’Accident de chasse est un roman graphique à la richesse étourdissante, aussi bien dans les thèmes abordés que dans ses dessins, intenses. Une publication exceptionnelle des éditions Sonatine, leur unique bande dessinée qui se greffe à un catalogue déjà abondant en chefs-d’œuvre de la littérature policière contemporaine, des best-sellers de Gillian Flynn (Les Apparences, Les Lieux sombres) à l’incontournable Baltimore, la volumineuse enquête de David Simon qui a servi de base à sa série The Wire.
Et l’œuvre répond à toutes les exigences de l’éditeur : en racontant cette histoire, scénarisée d’après un long travail de recherche pour lequel Carlson a épluché les écrits de Matt Rizzo, ses enregistrements audio et de nombreuses archives, L’Accident de chasse n’est pas seulement une BD spectaculaire. C’est aussi un immense morceau de littérature.
L’un des fils rouges du livre est en effet l’exploration de l’art des mots, notamment à travers les écrits de Matt Rizzo, qu’il tape sur une machine à écrire en braille. Dans L’Accident de chasse, on lit avec les yeux, avec les doigts, mais surtout, on lit avec le cœur.
Matt, l’Italo-Américain quasiment illettré, va découvrir la littérature en prison avec Dante et La Divine Comédie. Au gré des 18 chapitres, on rencontre les paroles d’écrivains célèbres : Homère, Ralph Waldo Emerson, Walt Whitman.
Silhouettes fantomatiques, ombres tentaculaires…
La beauté des mots ne ment jamais, et les deux auteurs prennent le lecteur à témoin pour qu’il atteste de leur rôle dans la formation de l’homme, l’acceptation de ses torts, l’amélioration de soi. C’est un récit puissant où la morale que l’on veut inculquer est celle de gens honnêtes, dans un pays qui incarne le rêve, mais où le cauchemar n’est jamais très loin.
D’ailleurs, L’Accident de chasse ne serait jamais ce qu’il est sans la noirceur accablante de son dessin, qui ne se limite pas à illustrer le récit, mais ouvre à de nombreuses autres façons de le comprendre. On préfèrerait même se retenir d’évoquer cet aspect pour laisser le soin au lecteur de se plonger tout entier dans l’expérience sensorielle guidée par les lignes hachurées, les silhouettes fantomatiques et les ombres tentaculaires qui sont au cœur du travail de Landis Blair. On découvre la vérité sur la cécité du personnage dans le chapitre cinq, et le dessinateur de retranscrire cet état avec un travail impressionnant sur l’obscurité.
Blair, dont c’est le premier roman graphique, a une fascination pour la mort que l’on retrouve dans le reste de son travail. Dans L’Accident de chasse, la mort n’est jamais vraiment explicitée, mais elle est tellement présente que l’on a l’impression de la voir à chaque coin de page, renforcée par des visions terrifiantes et l’héritage laissé par L’Enfer de Dante.
Dans le monde de Matt Rizzo, le cauchemar est celui d’être vivant, avec des personnages rendus aveugles, physiquement, comme lui, ou socialement, comme avec son compagnon de cellule, Nathan Leopold, le taulard le plus célèbre de la prison de Stateville à cause d’un crime atroce et gratuit, mais grâce à qui Rizzo découvrira la littérature… En refermant le livre, on se demande : et si le grand roman américain était une BD?
Valentin Maniglia
L’Accident de chasse, de David L. Carlson (scénario) et Landis Blair (dessin). Sonatine.
L’histoire
Chicago, 1959. Charlie Rizzo, qui vient de perdre sa mère, doit emménager avec son père aveugle. Pour le jeune garçon, l’histoire est limpide : Matt Rizzo a perdu la vue à la suite d’un accident de chasse, comme il le lui a toujours raconté.
Mais le jour où un policier sonne à leur porte, Matt choisit de révéler à son fils la partie immergée de son passé, et la véritable raison de sa cécité : un vol à main armée qu’il a commis des années plus tôt, alors qu’il fréquentait la mafia de Chicago…