Vincent Zabus et Thomas Campi suivent à la trace un Rastignac de Bruxelles qui cherche à rompre avec ses origines modestes et se faire une place parmi les riches, quitte à se compromettre. Une fable noire sur l’ascension sociale.
Retrouver Vincent Zabus (scénario) et Thomas Campi (dessin), à nouveau côte à côte, est toujours un plaisir. Le tandem, en activité depuis dix ans maintenant, signe en effet, à un beau rythme, des œuvres touchantes et pas bêtes (Les Petites Gens, Les Larmes du seigneur afghan, Macaroni !, Magritte). Mieux, un peu comme un Étienne Davodeau, ils posent leurs visions et leurs réflexions à raz de trottoir, parmi les gens de peu, aux destins complexes mais à l’âme sensible. Une fibre sociale qui, de surcroît, s’anime à travers de bonnes idées, originales dans le fond comme la forme.
Ainsi, l’année dernière, le duo signait L’Éveil, histoire d’amour un brin surréaliste qui raconte le militantisme citoyen à travers une question : comment s’engage-t-on (ou pas) dans la vie ? D’un côté, un jeune homme hypocondriaque. De l’autre, une artiste urbaine pétillante et volontaire. Au milieu, des trouvailles tant graphiques que narratives : un personnage qui questionne directement le lecteur, des objets et symboles qui s’agitent à la Tex Avery… Un pied dans le réel, l’autre l’imaginaire : une recette qui fait mouche !
Pas de raison, donc, d’en changer, alors que l’on aborde ici une sixième collaboration. On retourne ainsi à Bruxelles, mais cette fois-ci à la fin des années 50. L’Atomium sort doucement de terre et l’Exposition universelle qui arrive apparaît, pour beaucoup, comme un moment charnière, synonyme d’espoir et de modernité. C’est le cas pour Louis Dansart, jeune (et beau) étudiant en droit qui aimerait troquer ses vieux habits pour un costume impeccable, afin d’oublier cette odeur «de pauvreté et de honte» qui lui colle à la peau depuis toujours. Celle de ses origines paysannes.
Il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion que l’on a
Malgré des études qu’il prend au sérieux, les dettes s’accumulent et le voilà à accepter la proposition d’un certain monsieur Albert, responsable d’un réseau de prostitution aussi huppé que secret, où les corps se consomment à coup de billets, comme n’importe quel bien. Un étrange personnage, au nez à la Cyrano de Bergerac et qui aime à citer à tout-va du Shakespeare (comme dans V pour Vendetta). Devant le garçon résistant qu’il veut enrôler – comme il l’a déjà fait pour son amie Camille – il dira, dans une justesse froide : «Il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion que l’on a». Une phrase qui synthétise bien l’histoire, et la tragédie «théâtrale» qui va suivre.
En tout cas, dans son désir à vif de prendre l’ascenseur social, le garçon oublie un allié de poids, qui cherche pourtant à le prévenir des ennuis qui le guette : le narrateur lui-même ! Une énième bonne inspiration de Vincent Zabus qui s’amuse à se glisser dans la tête de son personnage, paranoïaque et arriviste. Une prudente «voix off» qui incarne les mœurs et la morale de l’époque – figure de style plus présente en littérature qu’en BD d’ailleurs. Le jeune loup aux dents longues aurait dû écouter cette conscience à la Jiminy Cricket. Car contrairement à Pinocchio qui se rêve homme, lui va rapidement devenir une marionnette…
Comment trouver sa place quand on est certain de ne pas la mériter ? Et la fin justifie-t-elle vraiment les moyens ? Deux questions qui font encore sens aujourd’hui, dans des sociétés où il est difficile de s’affranchir des origines (sauf à se compromettre). Le duo d’auteurs répond avec un polar qui se lit d’une traite, aux airs de conte où se mêlent des masques à la Eyes Wide Shut, de vieilles bourgeoises, des membres humains congelés et de jolies indicatrices. Comme Rastignac dans les romans de Balzac, défiant Paris dans un «À nous deux maintenant !», Louis est aussi prêt à conquérir la ville de Bruxelles toute entière par son charisme, son élégance et sa volonté. Mais gare aux démons qui veillent. Eux ne trichent pas.
Grégory Cimatti
Autopsie d’un imposteur, aux éditions Delcourt.
L’histoire
Été 1957, Bruxelles. Louis Dansart est étudiant en dernière année de droit. Comme tous les jours, il rêve de l’Exposition universelle qui s’annonce et battra son plein l’année suivante. Comme tous les jours, il passe par les rues chics de la capitale et y observe les bourgeois. Avec attention, il les regarde dépenser leur argent, traque leurs tics langagiers, scrute leur façon de marcher… S’il osait, il se laisserait aller à les imiter. Eux, les riches. Il en est convaincu, l’histoire donnera sa chance à un gars comme lui. Toutes les nuits, enfermé dans sa mansarde, il ne rêve que d’une chose : devenir comme eux, devenir l’un d’eux…