Il y a des films qui marquent les esprits à jamais. C’est le cas de Freaks (1932), devenu culte avec le temps, remis en lumière par le duo Colin-Jolivet à travers un polar, noir comme l’envers du décor hollywoodien.
L’Histoire du cinéma, depuis plus d’un siècle, regorge de bizarreries, d’objets trop audacieux pour leur époque, de réalisateurs à la marge, de tournages chaotiques, d’acteurs incontrôlables… Freaks (1932) pourrait se vanter de cumuler tous ces attributs, ovni surréaliste d’abord boudé, puis perdu durant la guerre avant d’être retrouvé, réhabilité par la contre-culture des «sixties», et aujourd’hui érigé en œuvre culte.
Romancier et auteur de BD, l’ultra-productif Fabrice Colin plonge ici dans les coulisses de cette création singulière, parfaite pour combler son appétence pour le fantastique et le polar. Lui qui a été distingué, à quatre reprises, par le Grand Prix de l’Imaginaire (récompense littéraire attribuée par le festival de Science-fiction de Clermont-Ferrand) s’attaque là à quelque chose de bien réel, s’octroyant paradoxalement peu de fantaisies, en dehors de celle d’avoir créé son personnage principal de toute pièce.
Ce dernier se nomme Harry Monroe, vient de la cambrousse américaine et rêve de faire du cinéma. Logique de vouloir tutoyer les étoiles quand votre triste quotidien est fait d’humiliations et de sévices, perpétrés notamment par une mère cruelle. Pour lui, suivre son destin devient vital, et c’est ainsi qu’il se retrouve à Los Angeles, se rêvant auteur, et finissant quatrième assistant sur un tournage.
Qui sont, alors, les vraies «bêtes de cirque» ?
Mais attention, pas n’importe lequel : celui du réalisateur Tod Browning qui, après avoir fait tourner le grand Bela Lugosi dans son premier Dracula (1931), ose plus que jamais. La Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) voulait un film avec un monstre pour rivaliser avec le Frankenstein d’Universal, elle en aura plusieurs… Car oui, ce long métrage (raccourci de 90 à 64 minutes après un premier écueil, mauvais, des spectateurs) s’immerge au cœur d’une troupe de «freaks» : sœurs siamoises, homme-tronc, femme à barbe, microcéphales, nains, hermaphrodite…
Une étonnante palette, qui va faire tache dans le glamour hollywoodien d’alors, peu enclin à partager la lumière avec ces figures difformes, bannies du temple de l’apparence. Le public n’appréciera pas non plus l’étrange carnaval qui passe à l’écran. Un échec cuisant qui sonne le glas de la carrière du cinéaste.
Pourtant, l’intention, bien que décriée à l’époque comme «amorale» et «morbide», a du sens : Tod Browning, dans son film, ne veut qu’interroger la frontière entre humanité et monstruosité. Un questionnement qui se tient, surtout lorsque l’on connaît du succès à Hollywood et qu’on y fréquente les obscures coulisses. Qui sont, alors, les vraies «bêtes de cirque» ?
Harry Monroe, héros sans illusion
C’est la même trajectoire qu’épouse la BD Freak Parade. Harry Monroe, son Candide, d’abord fasciné puis désabusé, ne sait plus où tourner de la tête, entre ce monde des «normaux» et celui des «monstres» dont il a la charge. D’ailleurs, avec sa main atrophiée, ne serait-il pas un des leurs, comme le scandent les «freaks» : «One of us»…
Comme dans un bon thriller, Fabrice Colin plonge son personnage dans une vaste machination, qui va du trafic de cocaïne sur le plateau à des orgies baroques dans les villas huppées de Beverly Hills. Et sur le plateau, l’ambiance est tout autant démesurée, avec son lot de figures louches, manipulatrices, violentes, hypocrites, alcooliques. Au final, comme Harry Monroe, héros sans illusion, on cherche aussi à démêler le réel de l’imaginaire…
Pour donner vie au récit, saluons le trait de l’illustratrice Joëlle Jolivet, qui signe là sa première BD. Son dessin, presque naïf, et ses contrastes de couleurs se marient efficacement lors de cette descente en apnée dans l’envers du décor hollywoodien. D’ailleurs, près d’un siècle plus tard, on y trouve toujours de quoi s’effrayer.
Grégory Cimatti
Dans sa bourgade du Kentucky, où il vit une enfance difficile entre un père inexistant et une mère brutale, Harry Monroe rêve d’Hollywood et son cinéma.
Il débarque à Los Angeles en 1929 dans l’espoir de devenir scénariste. C’est alors qu’il est engagé à la MGM comme quatrième assistant sur le tournage du prochain film du grand réalisateur Tod Browning, Freaks.
Il comprend vite à quoi il doit cette opportunité : les postulants habituels, rebutés par la présence d’authentiques phénomènes de foire, ont tous refusé le job…
Freak Parade, de Fabrice Colin et Joëlle Jolivet. Éditions Denoël Graphic.