Avec deux nominations aux Oscars, le documentaire d’investigation du Roumain Alexander Nanau, coproduit au Luxembourg, continue son prestigieux bout de chemin. Histoire d’une enquête au parfum de scandale.
Par la force des choses, Collective a vu le jour dans un contexte qui le place au cœur de l’actualité. Inaugurant sa tournée des festivals par Venise puis Toronto en septembre 2019, la coproduction grand-ducale (Samsa) fait sensation partout où elle passe : les Hamptons, Göteborg, Sundance… Et le LuxFilmFest, non pas dans l’attendue sélection «Made in/with Luxembourg» mais dans la compétition documentaire, que le film gagne au terme d’une édition 2020 avortée. Quelques jours plus tôt, Collective est distribué en salles en Roumanie : nous sommes le 28 février 2020, soit deux jours après le premier cas de Covid-19 recensé dans le pays. Un comble pour un film-enquête sur les incalculables défaillances du système de santé roumain et l’état déplorable des hôpitaux : en près de deux heures, tout ce qui sera – à nouveau – remis en cause défile devant les yeux du spectateur.
Flash-back au 30 octobre 2015 : au Club Colectiv, ancien atelier de manufacture de chaussures de Bucarest transformé depuis plus de deux ans en discothèque, le groupe de metalcore Goodbye To Gravity donne un concert gratuit pour célébrer la sortie, le jour même, de son nouvel album, Mantras of War. Le club est bondé. À 22h30, le concert touche à sa fin, après que le chanteur du groupe a craché les paroles catégoriques d’un dernier titre qui critique le système politique roumain : «J’emmerde votre putain de corruption / Qui dure depuis si longtemps qu’elle nous a aveuglés / Mais maintenant, c’est fini». La performance est accompagnée d’effets pyrotechniques, qui ont enflammé la mousse en polyuréthane du lieu, utilisée pour l’isolation acoustique. Le club s’embrase en un rien de temps, et 26 personnes meurent sur place, dont les deux guitaristes du groupe.
«Un grand mensonge»
Outre sa référence au nom de la discothèque, le titre du documentaire d’Alexander Nanau exprime aussi la responsabilité partagée des nombreux partis qui ont écouté un gouvernement qui se disait parfaitement préparé à soigner les grands brûlés. Dans les semaines et les mois qui ont suivi l’incendie, 38 autres victimes sont décédées, la plupart à la suite des infections nosocomiales contractées à l’hôpital. L’incendie du Colectiv a été immédiatement suivi de manifestations contre le gouvernement, qui démissionne au son de «Corruption partout, justice nulle part». «Pour la première fois, on avait l’impression que la jeune génération en avait marre et voulait se débarrasser de la corruption, se souvient Alexander Nanau dans un entretien publié dans le dossier de presse du film. Alors on a pensé à faire un film là-dessus, mais par où le commencer ?»
Quand l’incendie éclate, le réalisateur est en Afghanistan, où il officie comme directeur de la photographie sur le délirant documentaire Nothingwood (Sonia Kronlund, 2017). «Quand je suis rentré (…) la situation avait empiré – les gens mouraient dans les hôpitaux – et nous avons décidé de regarder dans toutes les directions possibles à la recherche de personnes dont les vies pouvaient dire quelque chose sur ce qui était en train de se passer. Les victimes, les hôpitaux, les docteurs, l’État.» Il croise la route du journaliste Catalin Tolontan, qui commençait tout juste à «révéler des irrégularités et comment toute cette propagande qui disait que l’État était capable de soigner les grands brûlés pouvait n’être qu’un grand mensonge». Le réalisateur ajoute : «Nous pensions que suivre la presse pouvait être le bon angle d’où vraiment décrire les mécanismes de la société, la relation entre le pouvoir et les citoyens.»
Catalin Tolontan est un célèbre journaliste de la Gazeta Sporturilor, le journal qui a révélé la grande affaire que suit Alexander Nanau dans Collective. Il faut donc imaginer que la démission du gouvernement et le scandale sanitaire et politique prennent leurs origines dans les révélations faites dans un quotidien sportif. «Ça en dit long sur l’état de la presse dans notre pays», enrage un manifestant vu dans le film. Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, Tolontan et son équipe ont alerté leurs lecteurs sur l’état des hôpitaux en Roumanie, les désinfectants inefficaces car trop dilués, les pots-de-vin offerts aux directeurs d’hôpitaux… Le début d’un scandale auquel le ministre de la Santé était lui aussi lié, et dont Collective suit au plus près toute l’évolution.
Documentaire ou film noir ?
Plus qu’un documentaire d’investigation, Collective a des airs de thriller. Un thriller trop réel, malheureusement, qui n’épargne pas les détails les plus scabreux du scandale, comme cette vidéo envoyée aux journalistes par une infirmière, qui montre un patient gravement brûlé abandonné par les médecins de l’hôpital depuis plusieurs jours sans doute, des vers ayant commencé à grouiller dans sa nuque. «Le manque d’humanité qu’ont eu les docteurs, étant liés à un tel système corrompu, est quelque chose qui est très difficile à comprendre. Quelque chose est mort à l’intérieur de ces gens, quelque chose chez eux n’est plus humain», considère Alexander Nanau.
Le mélange des genres s’est opéré naturellement, le tournage s’étant déroulé au rythme des révélations de Catalin Tolontan. Mais Alexander Nanau avoue avoir pressenti dès le début qu’il avait de quoi donner un goût de film noir à son documentaire. «Je crois même que ça a influencé la façon dont je l’ai tourné», dit-il. Le documentariste se souvient même d’un article du quotidien allemand Allgemeine Zeitung paru pendant le tournage du film, en mai 2016, qui comparait le scandale Hexi Pharma (la firme roumaine qui vendait aux hôpitaux les désinfectants dilués) au roman de Graham Greene Le Troisième Homme, «dans lequel Harry Lime (NDLR : l’antagoniste du roman, interprété par Orson Welles dans l’adaptation cinématographique de Carol Reed, en 1949) dilue de la pénicilline et la revend dans la Vienne d’après-guerre (…) Eh bien, Harry Lime se suicide lorsqu’il se retrouve encerclé. Et une semaine après (les révélations de la Gazeta Sporturilor), le patron de Hexi Pharma s’est suicidé. Donc j’avais déjà tout en tête.»
Un espoir de courte durée
Mais le cours de l’histoire a fait prendre une nouvelle direction à Alexander Nanau : en mai 2016, le nouveau gouvernement du Premier ministre Dacian Cioloș nomme Vlad Voiculescu au poste de ministre de la Santé. Sans étiquette et résolument indépendant, Voiculescu, comiquement surnommé «je-suis-Vlad» dans un article de Tolontan, en référence aux premiers mots prononcés par le nouveau ministre en ouverture de sa première conférence de presse, décide de prendre à bras le corps sa nouvelle tâche et se lance dans une grande refonte du système de santé qui commence par la réforme des directions d’hôpitaux. «Parce qu’il était en dehors du système et sachant ce qu’il allait trouver, il savait qu’être transparent était sa seule chance de montrer qu’il était différent», explique Alexander Nanau.
Vlad Voiculescu devient ainsi un nouveau protagoniste de Collective, et le documentariste obtient un accès exclusif à l’intérieur du pouvoir, lui permettant d’approfondir l’enquête de la première moitié du film avec un sentiment d’espoir, celui de voir une Roumanie qui décide de se reconstruire devant l’objectif de sa caméra. Le ministre «a eu le courage de me laisser le filmer, déclare Alexander Nanau. Et nous avons passé un marché : je m’occuperais du son et de l’image seul à l’intérieur du ministère, et en échange, je pourrais filmer tout ce que je veux sans qu’il me demande d’éteindre la caméra».
L’espoir, pourtant, a été de courte durée : après un an et demi de réformes et d’améliorations qui ont laissé croire à une prise de conscience du niveau de corruption qui s’opérait dans le domaine de la santé et à tous les niveaux de l’État, le Parti social-démocrate revient au pouvoir lors de nouvelles élections. Collective, voyage long de près de deux heures, commence dans l’horreur et passe par les montagnes russes d’émotions de mise dans tout bon thriller, avant un dénouement qui n’augure donc rien de bon. Et l’actualité le montre encore : mercredi, Vlad Voiculescu a été démis de ses fonctions de ministre de la Santé, poste qu’il occupait à nouveau depuis décembre 2020. Le Premier ministre, Florin Cîțu, a déclaré vouloir consolider la confiance du peuple dans les institutions pour combattre le coronavirus, et qu’un changement à la tête du ministère était donc nécessaire. En attendant, deux hôpitaux ont subi des incendies mortels ces derniers mois, la Roumanie fait toujours partie des derniers de la classe en Europe en ce qui concerne les infrastructures de santé, les ambitieuses réformes de Voiculescu ne sont plus d’actualité et l’argent des hôpitaux continue d’être «volé ou gaspillé», indique Alexander Nanau.
Valentin Maniglia
Le film est disponible sur la plateforme de VOD Sooner, et quelques séances sont encore programmées au Starlight (Dudelange), au Sura (Echternach) et à l’Orion (Troisvierges).
La nouvelle vague roumaine triomphe
En janvier, Alexander Nanau a refusé la médaille du Mérite culturel pour protester contre la situation du secteur, en grande difficulté à la suite de la crise du Covid-19. Dans une lettre adressée au chef de l’État roumain, Klaus Iohannis, le cinéaste a écrit que «ce serait une grande hypocrisie de ma part d’accepter cette décoration à un moment où l’industrie cinématographique est en mort clinique».
Moins de deux mois plus tard, Radu Jude gagne l’Ours d’or à Berlin avec Bad Luck Banging or Loony Porn, une autre coproduction entre la Roumanie et le Luxembourg, mais surtout, un autre film accablant envers une classe politique gangrenée par la corruption. Pour Alexander Nanau, le cinéma roumain «n’a plus à faire ses preuves». «Il est évident qu’il existe beaucoup de talents en Roumanie et que, malgré les obstacles, une poignée de cinéastes travaille dur pour atteindre un haut niveau professionnel», ajoute le réalisateur de Collective.
Le nouveau cinéma roumain, qui ancre ses œuvres dans le présent postcommuniste, a quelque chose du néoréalisme italien. L’héritage des aînés, comme Cristi Puiu ou Cristian Mungiu, envers qui Alexander Nanau se dit être «à 100% redevable». Et comme eux, cette nouvelle vague fait une razzia sur les prix partout où elle passe, preuve en est des deux Oscars à portée de main de Collective, qui pourraient apporter une nouvelle exposition inédite du cinéma roumain à l’international. En pensant aux statuettes, Alexander Nanau se prend à rêver : «Si je gagne, c’est toute l’industrie du film roumain qui en bénéficiera.»
V. M. (avec AFP)