Il préfère l’expérience collective des salles obscures au streaming en solo, s’inquiète des nouvelles stratégies d’exploitation des studios et célèbre les émotions suscitées par le cinéma. Claude Bertemes, le directeur de la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, se confie. Et depuis mars, il en a des choses à dire…
Salles fermées, tournages arrêtés, festivals annulés, sorties repoussées… Le cinéma vit une situation inédite. Comment avez-vous vécu cette année ?
Claude Bertemes : C’était tout aussi inédit pour nous ! À la Cinémathèque, on jongle avec les hypothèses, on évalue le futur selon les probabilités, on annule, on programme à nouveau… C’est très chronophage, car notre profil professionnel n’est pas celui d’un épidémiologiste ! Il fallait pourtant saisir la crise dans son ensemble et s’adapter aux mesures sanitaires. Ça n’a rien d’une évidence, même si on développe paradoxalement une sorte de plaisir à bien analyser les scénarios, à trouver des alternatives, à réinventer des formules, comme cet été avec le drive-in qui s’est posé au Glacis. Mais quand on regarde une comédie dans une voiture, le rire partagé n’existe plus.
Pour vous, c’est donc l’expérience collective qui prime…
Oui, le cinéma est un vivre ensemble. C’est un élément clé ! D’ailleurs, la pandémie nous le prouve, avec ce blues du confinement chez soi. Le « home cinema » ne résout en rien le cafard de l’isolement ! Selon moi, les gens ont besoin de partager des émotions, des frissons… Et ce tremblement commun qui parcourt toute une salle de cinéma ne peut être répliqué sur le sofa domestique. D’ailleurs, lors de la reprise au printemps, beaucoup de séances étaient complètes à la Cinémathèque. Un élément qui confirme toute l’importance de ce partage.
Comment vous positionnez-vous, alors, vis-à-vis de l’émergence de la VOD et du streaming ?
D’abord, je ne condamne aucunement ces canaux de diffusion, puisque j’en utilise moi-même à titre personnel. Après, il y a une différence fondamentale entre le streaming et la programmation d’une Cinémathèque. Dans un tel lieu, l’offre est pensée et suit un fil rouge, contrairement à des algorithmes du type « si vous avez aimé ce film, vous allez adorer tel autre film »… Les films du patrimoine communiquent entre eux : ainsi, une bonne compréhension de l’Histoire du cinéma ne se joue pas dans les films mais entre les films. Idéalement, une rétrospective – et tous les évènements périphériques qui l’entourent – constitue, au final, une sorte de grand film choral. Une philosophie que l’on retrouve par exemple dans un musée à travers une exposition.
La Cinémathèque française, durant le confinement, a justement créé une plateforme numérique et gratuite (Henri). Où en êtes-vous par rapport au numérique ?
Encore une fois, pour moi, l’expérience collective prime avant tout, même si je comprends que certains cherchent à combler les vides en cette période… Le numérique, on l’utilise avec parcimonie. En 2019, par exemple, quand notre cycle « Université populaire du Cinéma » s’est arrêté brutalement (NDLR : la Cinémathèque a dû fermer ses portes à deux reprises en raison de punaises de lit), on a proposé aux inscrits des conférence en ligne (…) Développer une telle plateforme poserait en outre plusieurs problématiques : sa mise en place, son coût, et le choix des films diffusés, en fonction des droits qui les protègent… Et ils doivent faire sens ! Montrer en ligne Citizen Kane, franchement, je n’en vois pas l’intérêt !
« Why we love cinema », c’est une déclaration d’amour, un cri nécessaire né de la fermeture des salles et des souffrances qui s’en sont suivies
Comment voyez-vous l’avenir du cinéma ?
En ces temps exceptionnels de pénurie de films, les salles ont largement misé sur de grosses locomotives. C’est économiquement compréhensible et, dans ce sens, certains studios étudient d’autres modèles. Mulan, qui est sorti directement sur Disney+, est un exemple fort. Surtout que, malheureusement, le film a réalisé une belle opération financière, contrairement à Tenet qui est lui sorti en salle. J’espère qu’il n’y aura pas un effet boule de neige par rapport à cette stratégie d’exploitation… Mon autre questionnement est celui-ci : est-ce que le cinéma ne va pas muter en quelque chose qui ne lui ressemblera plus ? Cette remarque a été relevée par Martin Scorsese qui, en ciblant Marvel, parlait de ces films calibrés, prêts à consommer, testés avant, sans prise de risque… Peuvent-ils amener à une disparition physique ou économique des salles ? Personnellement, je n’y crois pas ! Mais à une mort symbolique de l’idée que l’on a du 7e art, peut-être, oui. En tout cas, ça chamboulera sûrement la manière dont les films seront produits dans le futur.
Êtes-vous pessimiste ?
Il y a certains dangers, c’est évident, mais il existera toujours un cinéma de niche, indépendant, malgré ces nouvelles stratégies. Et pour le cas bien spécifique d’une cinémathèque, même dans l’idée que le cinéma tel qu’on le connaît va bel et bien mourir, on pourra toujours y revoir les œuvres de Lubitsch, Buñuel, Kubrick, Mizoguchi… Dans ce sens, le cinéma demeurera immortel !
Justement, face à un présent bouleversé et un avenir en pointillé, n’est-il pas opportun de se plonger dans le passé et de défendre la cinéphilie ?
Ce qui est important, c’est de valoriser un cinéma autre, différent des blockbusters qui prennent toute la place. Surtout qu’en cette période, il peut s’avérer libérateur, cathartique. D’ailleurs, en janvier, on lance une rétrospective sur les Marx Brothers. Son sous-titre : « Une psychothérapie contre les cafards pandémiques » ! L’idée nous est venue du film de Woody Allen (Hannah and Her Sisters) dans lequel, tiraillé par des doutes existentiels, il retrouve goût à la vie devant Duck Soup (1934), véritable ode au non-sens burlesque. Oui, le cinéma guérit de tous les maux (il rigole).
Chaque semaine, la Cinémathèque propose une sélection de films réunis sous la thématique « Why we love cinema ». Tout un symbole, non ?
Oui, c’est une déclaration d’amour au cinéma, un cri nécessaire né de la fermeture des salles et des souffrances qui s’en sont suivies. C’était un geste impératif ! Il est important de le célébrer, et de le répéter : oui, on aime le cinéma, pour l’archétype de la femme fatale comme dans The Lady from Shanghai, pour son langage universel propre à Chaplin (City Lights), pour l’heure de gloire du technicolor (The Wizard of Oz), pour son humanité (King Kong), pour l’éclat brut de la mise en scène d’Howard Hawks (Scarface), pour les yeux de Bette Davis (All About Eve)… Oui, on l’aime pour tout ça, et bien d’autres choses encore !
Entretien avec Grégory Cimatti
Un calendrier de l’avent «Home Sweet Home»
Après le «quiz» de printemps, voilà le calendrier de l’avent ! Premier confinement oblige, la Cinémathèque a organisé un «quiz» cinématographique sur Facebook (en anglais). Soit un total de 40 questions, distillées au rythme d’une par jour pendant huit semaines. Les amateurs de 7e art ont donc pu tester leurs connaissances en participant à ce rendez-vous ludique, intitulé «Home Sweet Home Ciné-Quiz».
Pour tenter de gagner des prix «cinéphiles», comme on peut le lire sur le profil, il fallait deviner, estimer, essayer de reconnaître ou juste imaginer ce qu’on pouvait observer dans les images issues des archives de la Cinémathèque (photogrammes de films, fragments d’affiches…). Vu qu’elle s’est prise au jeu, elle propose, depuis mardi, d’être à nouveau curieux et d’ouvrir les «portes» de son calendrier de l’Avent ! Tous les jours à 14h, jusqu’au 25 décembre, «Ho-Ho-Holidays Recommendations» offre une recommandation à lire, à voir, à écouter ou à expérimenter afin de nourrir davantage sa passion pour le cinéma tout en restant au chaud à la maison. En somme, un assemblage des coups de cœur de l’équipe de la Cinémathèque, de toute sorte (podcast, site web, magazine, application…).
La première surprise, mardi, était un lien vers le podcast de la journaliste, auteure et critique de cinéma américaine Karina Longworth. You Must Remember This raconte les secrets cachés et les histoires oubliées de l’âge d’or d’Hollywood. Et il y a déjà plus de 150 épisodes à déguster, comme un petit chocolat ! La suite dès aujourd’hui.
G.C.