Le film culte de Mathieu Kassovitz ressort exceptionnellement en salle ce soir. Trente ans plus tard, la force des images, comme de l’histoire, est restée intacte. Analyse.
Entre La Haine et Les Misérables (Ladj Ly, 2019), rien n’a changé dans les banlieues françaises – ni, pour ce que cela vaut, dans les banlieues américaines, britanniques, italiennes, brésiliennes… C’est d’ailleurs le titre du spectacle musical de Mathieu Kassovitz, La Haine – Jusqu’ici rien n’a changé, combinant théâtre, danse, musique et projections vidéo, qui a cartonné depuis fin 2024, au point qu’il fera son retour à partir de novembre à Paris, puis en tournée. Sur les planches, «Kasso» expérimente à nouveau les possibilités de la mise en scène. Mais c’est bien celles du cinéaste qu’il faut redécouvrir ce soir sur grand écran, dans un magnifique master 4K certes réalisé par le British Film Institute en 2020, à l’occasion des 25 ans de son film culte, mais encore jamais montré au Luxembourg – pour ce 30e anniversaire, la Cinémathèque avait, elle, sorti l’artillerie lourde, en mai, avec une copie 35mm d’époque.
Cela pourrait commencer comme une blague : «C’est l’histoire d’un mec qui tombe d’un immeuble de 50 étages…» Et cela commence effectivement comme une blague, avec un juif, un Noir et un Arabe qui traînent dans la cité. La Haine est devenue un film culte, en partie parce qu’il est bourré de scènes cocasses et d’échanges de dialogues hilarants – mais en fin de compte, il n’y a pas vraiment de quoi rire. On pourrait dire la même chose de Do the Right Thing (Spike Lee, 1989) et Mean Streets (Martin Scorsese, 1973), deux références essentielles dans lesquelles Mathieu Kassovitz pioche par ailleurs nombre d’idées visuelles. Mais en ne racontant rien, sinon les tribulations d’un trio de jeunes de banlieue au lendemain d’une nuit d’émeutes, le film dresse un état des lieux de la violence sociale et physique qui frappe de plein fouet les quartiers défavorisés, et transpose pour la première fois en fiction une réalité qui n’existe, à grande échelle, que dans l’image que l’on veut bien nous en renvoyer.
Tu roules avec OCB? Ouais tu m’connais
On n’a cessé de louer La Haine pour le réalisme de ses dialogues et de ses situations, et si le film reste un point de référence jusque dans les débats politiques, c’est certainement parce qu’il a compris avant tout le monde la marche du monde actuel (au-delà des bavures policières, de la façon dont on traite les banlieues dans les médias et dans la réalité quotidienne ou de l’illustration d’une société organisée en castes, le film tançait déjà ceux «qui votent Le Pen et qui sont pas racistes»). On le salue encore pour son instinct comique et ses répliques cultes – pour le plaisir, «Nique sa mère le maire», «Tu roules avec OCB? Ouais tu m’connais», toutes celles qui commencent par «Ta mère elle…» ou l’imparable «Alors, toujours aussi con ton maître?», lancé par Vinz (Vincent Cassel) à un chien policier. Mais on oublie souvent de dire à quel point La Haine est un exemple de mise en scène et de montage, percutant à chaque instant.
Tension et contexte
Rythmé par un tic-tac menaçant, La Haine a bien reçu la leçon d’Alfred Hitchcock, selon laquelle même l’échange le plus futile devient passionnant du moment que l’on sait que les personnages qui parlent sont assis sur une bombe à retardement. «Kasso» fait ainsi de la tension pure tout le concept du film, qui va d’errances en rencontres fortuites ou forcées, sans jamais perdre de vue que Vinz a bien volé l’arme d’un policier et que, indépendamment de ce fait, le contexte général peut exploser à tout moment.
Le contexte, c’est justement la matière première du film de Kassovitz, au sens large (social, politique, économique) comme à une échelle plus précise. À plusieurs reprises, la caméra s’intéresse à ce qui se passe devant elle (un deal de drogue, le visage de Vinz soufflé par le bruit des coups de feu) quand la bande sonore retransmet ce qui se passe en arrière-plan (un dialogue, un videur qui se fait tirer dessus); de la même manière, dans le premier plan du trio à Paris, où se déroule la seconde moitié du film, Kassovitz «cache» la ville par un travelling compensé (la caméra recule et zoome en avant simultanément, un effet inventé par… Hitchcock), et celle-ci, devenue anonyme, n’existera plus que par ses intérieurs ou de nuit, quand même ses monuments les plus reconnaissables, comme la tour Eiffel, sont éteints. Côté son, on note la différence de volume entre les dialogues, parfois étouffés voire incompréhensibles, et les bruits environnants qui éclatent aux oreilles, comme ces bruits sourds ou détonations qui clôturent presque chaque scène.
Les qualificatifs de «film-choc» ou «film coup-de-poing» ont sans doute plus nui au film qu’ils ne lui ont rendu justice; s’il fallait lui appliquer un label, ce serait celui trouvé un jour par Télérama, qui parlait d’une «comédie documentariste». C’est aussi et surtout une immense leçon de cinéma, à redécouvrir dans sa plus belle version. Et pendant qu’on se demandera une énième fois «comment ils ont fait pour faire rentrer la voiture» ou que l’on serrera les mâchoires lors de l’interrogatoire musclé que subissent Hubert (Koundé) et Saïd (Taghmaoui), on n’oublie pas que, hors des salles obscures, la société, dans sa chute, continue de répéter : «Jusqu’ici tout va bien.» Mais comme on le sait, l’important, ce n’est pas la chute…
La Haine, de Mathieu Kassovitz.
Ce soir à 21 h.
Utopia – Luxembourg.