Vainqueur de la Berlinale en 2020, film de clôture du dernier LuxFilmFest, There Is No Evil met, en quatre chapitres, le spectateur face aux questionnements moraux qui rythment la vie de citoyens iraniens. Un film dur, mais réaliste et important.
Il est des pays où l’art est une arme de dénonciation massive. C’est assurément le cas en Iran, où aujourd’hui, cinéma et politique ne font qu’un. Depuis Jafar Panahi et ses mille subterfuges pour réaliser et présenter ses films depuis dix ans (comme le fameux gâteau envoyé au festival de Cannes en 2011, qui dissimulait une clé USB contenant son journal filmé Ceci n’est pas un film), la voie a été ouverte aux cinéastes qui mettent leur vie en danger pour dénoncer les dérives du régime de Mahmoud Ahmadinejad puis, aujourd’hui, de Hassan Rohani, réélu pour un second mandat présidentiel en 2017.
Mohammad Rasoulof, lui, a été arrêté avec Jafar Panahi, lorsque ensemble ils filmaient la manifestation contre l’élection présidentielle de 2009, celle de la réélection d’Ahmadinejad. Comme Panahi, il a été condamné à de la prison et une interdiction de réaliser des films et de quitter l’Iran pendant une durée de vingt ans. À l’inverse de son collègue, resté en Iran, il a fui le pays pour l’Allemagne, avant de retourner à Téhéran en 2017, où son passeport a été saisi par les autorités. Sa femme et sa fille, Bahran, qui apparaît dans le film, sont elles restées en Allemagne. Et quand There Is No Evil a été présenté à la Berlinale en 2020, la conférence de presse a laissé une image éloquente : celle d’un siège vide au centre de la table, entouré des membres du casting – dont Bahran Rasoulof, qui a accepté l‘Ours d’or pour son père deux jours plus tard – et de l’équipe technique.
Traverser la frontière morale
Le nouveau film de Mohammad Rasoulof regarde frontalement les problèmes politiques et sociaux de la république islamique, qu’il aborde avec la force narrative du réalisme dans la fiction. Un changement de ton par rapport à ses précédentes œuvres, qui choisissaient de dénoncer moins directement, avec un sens marqué de l’allégorie et de la subtilité; c’était par exemple le cas avec Les Manuscrits ne brûlent pas (2013), qui avait gagné le Grand Prix du LuxFilmFest en 2014. En quatre histoires, There Is No Evil questionne le courage et le sens moral de l’humain coincé dans un régime autoritaire. Le réalisateur parle notamment de l’exil et de ses conséquences, de la culpabilité, de l’hypocrisie ou encore de la peine de mort, thème qui enveloppe tout le film.
Rasoulof est un cinéaste qui ose dire non; tandis que Jafar Panahi documente sa propre réalité d’un artiste à qui l’on interdit sa pratique, lui s’intéresse à des réalités plus profondes, qui ont un impact lourd sur la société et les Iraniens. Les quatre hommes au centre de chaque histoire de There Is No Evil en sont des témoins de première ligne : soldats, médecins ou simples exécutants de l’autorité, ils sont confrontés à la traversée d’une frontière morale, qui les amène à questionner leur place dans le monde. Et le font à travers le consentement, ou non, de ce qui leur est imposé, de leur sens du devoir, et qu’ils mettent en opposition à ce qui est moralement acceptable.
Un pays devenu une prison
Chaque nouvelle histoire répond à la fin de la précédente, et amène progressivement le spectateur vers de nouvelles questions. De la même manière, l’histoire très sombre qui ouvre le film (celle d’un père de famille aimant et dévoué qui se lève tous les matins à 3 h pour aller on ne sait où; un vrai récit de suspense dans laquelle Rasoulof dissémine, comme Hitchcock, quelques fausses pistes avant un dénouement pétrifiant) fait le lien entre les précédents films du réalisateur, où aucun espoir n’est permis, à celui-ci, qui progresse en allant dans la direction de la résistance à l’oppression, avec, parfois, la réussite au bout. Rasoulof, pour qui son pays est devenu sa prison, accepte enfin dans son art qu’il est possible de transgresser les règles et échapper au châtiment, comme lui-même en est la preuve vivante.
There Is No Evil, divisé donc en quatre chapitres distincts, a été tourné comme autant de courts métrages différents, crédités pour le compte de quatre réalisateurs, sans que jamais le nom de Mohammad Rasoulof ne soit mentionné lorsqu’il a fallu demander des autorisations de tournage en extérieur. Pour les scènes tournées en ville ou une séquence dans l’aéroport de Téhéran, le cinéaste est resté chez lui, approuvant les plans en amont et déléguant le travail à ses assistants. Mais si le film sort en Occident, a gagné la Berlinale en 2020 ou a même fait la clôture du dernier LuxFilmFest, il reste, comme les précédents longs métrages de Rasoulof, invisible en Iran, sinon grâce à une circulation sous le manteau. Mais le cinéaste reste positif et rappelait récemment que les mouvements contre le gouvernement prenaient de l’ampleur, devenus difficiles à ignorer. Peut-être en partie grâce à la circulation clandestine de ses films?
Valentin Maniglia
There Is No Evil, de Mohammad Rasoulof.