Film de clôture du dernier LuxFilmFest et aujourd’hui disponible en VOD, The United States vs. Billie Holiday, de Lee Daniels, raconte l’atroce réalité de la vie de la grande dame du jazz. Andra Day, dans son premier rôle au cinéma, crève l’écran.
Une douzaine d’années après la disparition de Billie Holiday, Hollywood lui a rendu hommage, dans son habituelle coutume idéaliste, avec le film biographique Lady Sings the Blues (Sidney J. Furie, 1972). Sur le grand écran, c’est une autre star de la musique qui interprète le rôle, Diana Ross, dans son premier rôle au cinéma, peu de temps après son départ des Supremes et le début de sa carrière solo. Produit par Berry Gordy, fondateur du légendaire label Motown – qui sortait, à l’époque, d’une relation de cinq ans avec Diana Ross – Lady Sings the Blues n’est en réalité qu’un véhicule pour transformer l’une des chanteuses les plus célèbres des États-Unis en une star de cinéma en composant un grand rôle romantique, avec, au bout du chemin, une nomination aux Oscars pour l’actrice débutante, qui remporte aussi un Golden Globe. Une étoile était née, en somme.
Âgé de douze ans à l’époque du film, le jeune Lee Daniels est profondément marqué par le portrait clinquant de «Lady Day». «Je crois que c’est ce film qui m’a donné envie de devenir réalisateur», racontait-il, en mars, au site américain Observer. À l’époque, le circuit de la «blaxploitation», en marge des studios, était la niche du cinéma afro-américain; Lady Sings the Blues, distribué par la Paramount, entrait alors dans l’histoire comme le premier film «mainstream» de la culture afro-américaine, avec un budget énorme (14 millions de dollars, soit le double du Parrain, produit la même année et par la même compagnie). «C’était l’histoire dont les Noirs, dont la culture noire, avaient besoin à cette époque. Nous avions besoin d’une histoire d’amour», explique Lee Daniels.
«L’amour au premier regard»
Près d’un demi-siècle plus tard, Lady Sings the Blues apparaît comme une hérésie : la relecture de la vie de Billie Holiday, trop lisse, est aussi bourrée d’erreurs historiques et d’omissions scandaleuses. Et Daniels de s’atteler à la tâche pour le moins intimidante de rétablir l’atroce vérité derrière le vernis hollywoodien, quand il reçoit le script de The United States vs. Billie Holiday, écrit par la dramaturge Suzan-Lori Parks, lauréate du Pulitzer de l’œuvre théâtrale en 2002 pour sa pièce Topdog/Underdog. Une nouvelle version qui regarde de plus près la méfiance du gouvernement américain envers l’artiste et sa chanson Strange Fruit – qui raconte en détail, et avec des mots effroyablement poétiques, le lynchage d’un jeune homme noir –, que «Lady Day» n’a jamais cessé de chanter, malgré les interdictions et l’acharnement du Bureau fédéral des narcotiques (FBN), qui se servait de son addiction à l’héroïne pour l’empêcher de monter sur scène. L’œuvre est politique, mais elle n’en oublie pas moins d’être fidèle et raconte aussi son mari violent (Louis McKay, plutôt décrit comme un sauveur dans Lady Sings the Blues, derrière l’éternelle moustache de Billy Dee Williams), sa bisexualité… et une autre histoire d’amour, méconnue mais déterminante, entre Holiday et Jimmy Fletcher, un agent du FBN qui infiltre, sous couverture, l’entourage de la chanteuse. Mais pour en faire un grand film, il restait à trouver qui pour prendre les traits de Billie Holiday.
«Nous sommes tombés amoureux lorsque nous nous sommes rencontrés. C’était l’amour au premier regard», dit Lee Daniels en parlant d’Andra Day. À 36 ans, la chanteuse de soul, protégée de Stevie Wonder, est catégorique quand elle considère ce premier rôle au cinéma : ce sera non. Le nom de scène de Cassandra Batie provient pourtant du surnom de Billie Holiday, une relation d’admiration qu’elle entretient avec la grande dame du jazz depuis son plus jeune âge. «Mon identité musicale a vraiment débuté avec Billie Holiday, révélait récemment Andra Day à Indiewire. Je l’ai découverte quand j’avais onze, douze ans. (…) J’étais vraiment amoureuse de cette voix, dont il semblait qu’elle allait s’effondrer à tout moment, mais cela n’arrivait jamais. Elle m’a fait changer d’idée sur ce qu’est, sur ce que pouvait être une grande chanteuse.» Quant à Strange Fruit, c’est l’un des premiers morceaux qu’elle a découvert. Pour le magazine Variety, Andra Day s’est souvenue rester «prostrée devant le haut-parleur, simplement à écouter». Avec sa chanson, Billie Holiday «tendait le miroir à toute une nation», explique l’actrice et chanteuse.
«Vous allez me rendre justice?»
C’est en partie grâce à Strange Fruit, et grâce au scénario et à sa rencontre avec Lee Daniels, qu’Andra Day a accepté de tenir le haut de l’affiche. Elle est de tous les plans et livre une performance spectaculaire, en tenue de scène ou dans le plus simple appareil. Elle incarne avec une précision qui glace le sang toutes les facettes de «Lady Day», de la chanteuse adulée à la «junkie» et alcoolique patentée, jusqu’aux derniers moments de sa vie, où elle continue d’être persécutée alors qu’elle est affaiblie, paralysée sur un lit d’hôpital. Variety révèle que pour préparer le rôle, Andra Day a commencé à fumer et à boire, beaucoup, et a perdu 18 kilos. «C’est une femme spéciale, dit Lee Daniels. Je ne crois pas avoir vu une telle transformation et une telle performance dans ma carrière.»
Dans une scène saisissante, tournée en plan séquence, le réalisateur filme un rêve sous influence, dans lequel Billie Holiday vit la situation horrible qu’elle décrit dans Strange Fruit. Daniels n’épargne rien au spectateur, mais met en scène avec la même poésie insoutenable que les paroles de la chanson. Un rêve qui en appelle un autre, que le réalisateur racontait avoir fait «pendant l’une des toutes dernières nuits du tournage» : «(Billie Holiday) était avec un groupe de femmes, et j’étais transporté dans le passé. Elle ne portait pas de vêtements tape-à-l’œil, rien de tout ça. Elle avait l’air timide. Alors je lui ai dit : « Madame Holiday, me permettez-vous de vous parler en privé? Je fais un film sur vous. » Vraiment timide, elle me demande : « Vous allez me rendre justice? » Et je lui réponds : « Oui, je vais le faire. »»
Valentin Maniglia
The United States vs. Billie Holiday,
de Lee Daniels.
Disponible sur PostTV.