Pour son premier film en anglais, le court métrage The Human Voice, Pedro Almodóvar trouve une nouvelle muse en la personne de l’actrice britannique Tilda Swinton, iconique dans cette relecture d’une pièce de Jean Cocteau sur la détresse amoureuse.
Dans le tourbillon amoureux La ley del deseo (1987), le point de départ du triangle des passions que raconte Pedro Almodóvar est la rencontre, au théâtre, de ses deux héros masculins, qui ne tarderont pas à devenir amants. La pièce qui est jouée sur scène est La Voix humaine, monologue de la détresse amoureuse écrite en 1929 par Jean Cocteau, et récité ici par l’actrice fétiche de l’époque du cinéaste espagnol, Carmen Maura, dans le rôle d’une femme trans. Pour son film suivant, Mujeres al borde de un ataque de nervios (1988), Almodóvar s’inspire librement de la même pièce courte, recontextualisée dans le Madrid des années 1980, et dont il imagine les deux jours qui précèdent la rupture au cœur de la pièce de Cocteau. Le tournage, éprouvant, sera marqué par de véritables «crises de nerfs» et la fin de la collaboration et de l’amitié entre Almodóvar et Maura (jusqu’à un retour éphémère du tandem, dix-huit ans plus tard, avec Volver).
«La pièce de Cocteau a toujours été très présente dans mon esprit» depuis cette période, indiquait récemment Pedro Almodóvar au site Vulture. C’est dans sa maison du quartier d’Argüelles, à Madrid, qu’il a écrit tous ses films depuis Volver (2006) et qu’il a fait mûrir, depuis trois ans, une nouvelle adaptation, résolument contemporaine et entièrement personnelle. Et de livrer The Human Voice, son premier film en langue anglaise, aujourd’hui en salles après une projection au LuxFilmFest il y a quelques jours : une intense lettre d’amour à Cocteau, à son actrice, Tilda Swinton, et à sa propre carrière.
Iconique Tilda Swinton
Tourné à l’été 2020, à Madrid, en pleine pandémie, The Human Voice est le monologue de cette femme dans la cinquantaine, confinée entre les murs de son appartement, qui attend désespérément un appel de son mari. Il ne reviendra plus, abandonnant lâchement les deux êtres qui l’aiment le plus : elle, donc, et son chien. Aucun des deux ne comprend cet abandon, et tandis que Dash, le berger australien, tourne en rond en attendant son maître, la femme, elle, regarde passer le temps…
Almodóvar avait livré une splendide réflexion sur sa vie, son œuvre et l’art en général dans Dolor y gloria (2019), avec un Antonio Banderas dans une version à peine fictive et maquillée du cinéaste. Ici, il jette à nouveau un regard sur son passé, avec ce personnage dont il a fait l’ébauche il y a plus de trente ans sous les traits de Carmen Maura, incarné dans sa forme définitive par une Tilda Swinton iconique dans un costume Dries Van Noten bleu azur (qu’elle porte au début du film, pour acheter une hache dans un magasin d’outillage) comme dans les différents rouges de chez Balenciaga qui constituent sa garde-robe d’intérieur (un pull à col roulé, une robe de chambre et une somptueuse robe de soirée). Elle est le parfait opposé d’Anna Magnani, présence sculpturale d’un autre temps, qui a incarné ce même personnage (dans L’amore, de Roberto Rossellini, en 1948) sous une allure complètement défaite, le visage marqué par le désespoir et vêtue de guenilles.
Adieu au passé
Pour Pedro Almodóvar, il était «impossible pour une femme, aujourd’hui, de s’identifier à l’idée d’une femme soumise (…) à son compagnon», autrement dit telle que Cocteau l’avait inventée. Cette adaptation, si elle est définitive et semble clore la longue histoire que le réalisateur entretenait avec la pièce, prend néanmoins ses libertés qui la rendent d’autant plus contemporaine. Le personnage de Tilda Swinton n’est ainsi «pas une femme qui dépend de son homme, mais qui a une sorte d’autonomie morale». La femme exorcise ainsi son affliction par la violence, d’abord à l’aide de la hache, avec laquelle elle va réduire en lambeaux le costume de l’homme soigneusement disposé sur le lit, puis du feu, l’élément purificateur.
La délivrance par la violence lui permet aussi de se libérer du décor, synonyme d’oppression. Pour cela, Almodóvar joue sur le trompe-l’œil, l’appartement étant en réalité un faux recréé en studio, dont tous les artifices sont exposés dans un naturel bluffant. C’est aussi pour le cinéaste une dernière façon de laisser le passé être le passé : les meubles, les livres, les tableaux proviennent tous ou presque d’œuvres précédentes, distillés ici dans une conversation à sens unique avec sa propre carrière. La voix que l’on n’entend pas, l’homme absent, c’est peut-être même Antonio Banderas, alter ego d’Almodóvar qui, en l’incarnant dans son film précédent, lui dit adieu après huit films. À 71 ans, Pedro Almodóvar est en ce moment en tournage de Madres paralelas, son «Don Quichotte de la maternité», comme il décrit ce projet en gestation depuis plus de dix ans. Une façon d’aller de l’avant tout en restant fidèle à son univers : «Je ne me vois pas écrire sur une femme heureuse (…) Si je le faisais, ce serait une comédie très ironique. Les femmes dans mon nouveau film auront de gros problèmes, mais elles ne sont pas abandonnées par les hommes. Les problèmes sont ailleurs.»
Valentin Maniglia