Avec son dixième film, The French Dispatch, Wes Anderson s’invente une France rêvée à travers les pages d’un magazine. Peut-être le plus «Andersonien» de tous ses films, assurément le plus beau.
En 2019, Once Upon a Time… in Hollywood réinventait une certaine histoire de la capitale américaine du rêve dans une fresque géante qui répertorie ce que son réalisateur, Quentin Tarantino, connaît, ce qu’il imagine, ce qu’il rêve. Tarantino avait décidé que sa carrière cinématographique se limiterait à dix longs métrages. Once Upon a Time… était le neuvième. On pense à la même dimension testamentaire devant la nouvelle œuvre de Wes Anderson, The French Dispatch, qui, par le plus grand des hasards, se trouve être son… dixième film !
Né au Texas, le réalisateur américain a grandi les yeux tournés vers la «Big Apple». À l’université, il dévorait les pages du New Yorker, prestigieux hebdomadaire qui regroupe de la fiction, de la poésie, des essais, des reportages, des écrits critiques et des dessins. De cette longue relation d’amour, de journalisme et de littérature, The French Dispatch est le témoin. Le titre est aussi le nom de la publication fictive qui est la matière même du long métrage. Dans l’univers coloré et lumineux de Wes Anderson, The French Dispatch est donc, comme son nom l’indique, un magazine américain réalisé en France, dans la ville fictive – et au nom invraisemblable – d’Ennui-sur-Blasé, qui pourrait aussi bien être une grande ville isolée aux abords de la campagne française qu’un quartier de Paris, où vit le réalisateur. «Il est clair que le film montre une idée de la France dans la tête d’un étranger», confiait-il dans les pages de son magazine fétiche, The New Yorker. «Les gens n’aiment pas spécialement que l’on envahisse leur territoire, même si on le respecte. Mais peut-être qu’ils commencent à l’apprécier quand ils voient que l’on aime vraiment l’endroit.»
Une rubrique après l’autre
Le film trouve ses origines dans «trois idées» de films qui trottaient dans la tête du réalisateur, et qu’il a ici assemblées : «Un film à sketches, un film sur le New Yorker et un film français. Trois notions très larges. Je crois que c’est devenu un film sur ce que mon ami et coauteur Hugo Guinness appelle « l’émigration inversée ».» Entièrement tourné en France, à Angoulême, le film avance comme on tournerait les pages du magazine, une rubrique après l’autre. Une «nécrologie» du fondateur et rédacteur en chef du magazine (Bill Murray) en ouverture et en clôture, un «guide de voyage» à travers la ville avec un spécialiste (Owen Wilson) et «trois récits» : celui d’un peintre meurtrier (Benicio Del Toro) et de sa muse gardienne de prison (Léa Seydoux), celui d’un jeune soixante-huitard (Timothée Chalamet) et sa romance révolutionnaire et littéraire avec une journaliste (Frances McDormand), et celui d’un journaliste (Jeffrey Wright) venu écrire un article sur le policier et chef cuisinier Nescaffier (Stephen Park) et qui va se retrouver malgré lui dans une affaire de kidnapping.
Œuvre-somme de son auteur, qui fait plus que jamais montre de son style aussi précis que fantasque, à la fois symétrique et non conventionnel, The French Dispatch s’inspire pour chaque segment de véritables articles du New Yorker et pour chaque personnage de journaliste, de véritables plumes ayant travaillé dans le magazine. «Chaque personnage du film résulte d’un mélange d’inspirations», indiquait Wes Anderson. Ainsi, le personnage de Bill Murray, Howitzer, «est basé sur Harold Ross», le fondateur du New Yorker, «avec un peu de William Shawn, le deuxième rédacteur en chef du magazine», tandis que celui de Tilda Swinton est «inspiré par Rosamond Bernier (et) S. N. Behrman, l’auteur du New Yorker qui a signé le portrait (du marchant d’art controversé) Lord Duveen», rebaptisé Cadazio dans le film et joué par Adrien Brody. Et tant d’autres auteurs brillants, de A. J. Liebling à James Baldwin, de Mavis Gallant à Joseph Mitchell, tous cités à la fin du film parmi les inspirations.
«Une tout autre forme de liberté»
Le voyage est un régal pour les yeux, les oreilles et l’esprit. L’amour de Wes Anderson pour le cinéma français est évident, et l’on retrouve à l’intérieur même de son style si unique des clins d’œil à François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jean Renoir, Julien Duvivier, Jacques Becker, Henri-Georges Clouzot, jusqu’à Leos Carax. Le cinéaste américain explique avoir voulu que «le film soit rempli de toutes les choses que nous avions aimées dans les films français», à commencer par les nombreux acteurs qu’il utilise : Mathieu Amalric, Léa Seydoux, Damien Bonnard, Denis Ménochet, Lyna Khoudri, Guillaume Gallienne, Cécile de France… Mais aussi avec la musique, notamment dans la séquence superbe où les jeunes révolutionnaires écoutent Aline, la chanson de Christophe, chantée par Tip-Top, une star fictive du yéyé à qui l’icône britannique Jarvis Cocker prête sa voix – ce dernier vient de sortir Chansons d’Ennui Tip-Top, un très bel album de reprises de chansons françaises, dont Aline, sous le nom de Tip-Top, élargissant l’univers du film. Et le film se fend même d’un hommage à la ville d’Angoulême, capitale de la BD, dans une haletante et inventive scène d’action réalisée en animation et en ligne claire.
Si ce sont les inspirations et les modèles qui font The French Dispatch, on y retrouve surtout tout Wes Anderson. C’est peut-être même le plus «Andersonien» de tous ses films, ce qui en fait, d’une certaine manière, son meilleur. Avec une structure à sketches, le cinéaste trouve un espace de liberté dans lequel il reprend possession de toute sa créativité. Interviewé dans le magazine britannique Sight & Sound par son actrice fétiche Tilda Swinton, il analyse : «En le faisant, j’ai ressenti une tout autre forme de liberté. Je n’étais pas obligé – et ne voulais pas – maintenir les arcs narratifs du film à une seule histoire. J’ai pu prendre des virages brusques. J’ai pu aller à fond dans la poésie. Et puis je ne pensais pas à me poser délibérément des défis. J’ai simplement essayé de rendre possible le maximum de choses que j’avais imaginées.» Simplement, et somptueusement.
Valentin Maniglia