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[Cinéma] «The Crow» : du goth au toc


"The Crow" de Rupert Sanders est à voir actuellement en salle. (photo Metropolitan Filmexport)

Dès sa sortie en 1994, «The Crow» possède une aura maudite, à cause du décès prématuré de Brandon Lee pendant le tournage. Trente ans plus tard, son statut de film gothique culte n’a pas bougé. Le remake de Rupert Sanders, sorti ce mercredi, nous rappelle à sa mémoire.

Gothique culte

Au cinéma, les hippies ont eu Easy Rider (Dennis Hopper) et More (Barbet Schroeder), deux films sortis en 1969. Et les punks ont eu le manifeste The Blank Generation (Amos Poe et Yvan Kral, 1976). Quinze-vingt ans après les premières notes post-punk, les gothiques ont eu The Crow (Alex Proyas, 1994). Avant lui, en fait avant qu’on parle de «goth» en tant que mouvement, il y a eu le cinéma expressionniste allemand, mais aussi le giallo. Ou encore les films de vampires, avec, dès 1935, le Dracula de Tod Browning. Sinon le bien-nommé Gothic de Ken Russell (1986). Adapté du roman graphique de James O’Barr sorti en 1989, The Crow s’impose comme un grand film post-moderne : il cristallise la culture gothique.

 

Rappelons l’histoire. La veille d’Halloween, un gang assassine le couple Eric Draven (Brandon Lee, fils de Bruce) et Shelly Webster (Sofia Shinas). Les héros sont morts, alors le mot «fin» n’a plus qu’à apparaître à l’écran ? Non : un corbeau ressuscite Draven, et c’est le début de sa vengeance, et plus encore : un hymne à l’amour éternel.

Il s’agit donc d’un conte sombre, à l’image du corbeau, qui incarne la solitude, le mal-être, l’étrangeté; rayon littérature, il faut se tourner vers The Raven (1945), sous la plume, noire, bien sûr, d’Edgar Allan Poe.

Quant au look d’Eric Draven, avec son long manteau de cuir, son visage poudré de blanc, son rimmel dégoulinant, il est goth – et même un poil fetish, avec son tee-shirt moulant. En gros : entre Batman et Alice Cooper, soit «le parrain des gothiques» selon le rock-critic Simon Reynolds.

The Crow est aussi un film rock. Avant de devenir l’objet de culte dark, les producteurs envisageaient, c’est cocasse, d’échafauder une comédie musicale avec… Michael Jackson. À l’arrivée : une «comédie», non; un film «musical», oui. Car Eric Draven est guitariste.

Sur les toits, lorsqu’il joue pour lui-même, il tripote son instrument, comme s’il se déchirait les tripes; sa guitare électrique pleure. Et puis, question bande originale, il est difficile de faire plus clair (ou plus sombre) : entre Jesus & Mary Chain et Rage Against The Machine ou The Cure et Nine Inch Nails, elle se situe à cheval entre les eighties dark et le rock/indus des nineties, autrement dit, elle dresse un pont gothique entre son âge d’or et son revival.

Les paroles de Plainsong, signée The Cure, pourraient résumer l’esthétique du film : «I think it’s dark and it looks like rain (…) And it’s so cold, it’s like the cold if you were dead». Alors que The Crow doit, à l’origine, être tourné en noir et blanc, Dariusz Wolski se charge de la photographie, et là, le film devient rouge et noir – ou nuit et sang. Wolski sera le directeur de la photo de Dark City (1998) réalisé par le même Proyas, puis travaillera avec Tim Burton, sur Sweeney Todd (2007) et Alice In Wonderland (2010), des films également gothiques.

Film maudit

The Crow cumule les codes gothiques, certains diraient les clichés, et les clins d’œil (soulignés par le crayon). Jusqu’à virer à la parodie? Négatif. Si The Crow est dark, il n’y a pas de complaisance, il n’y a que de la catharsis. C’est un motif tragique qui pousse, à la base, James O’Barr à inventer cette histoire : alors qu’il n’a que dix-neuf ans, le dessinateur perd sa petite amie, ou plutôt son grand amour – la faute à un accident de voiture, causé par un conducteur ivre. Bien plus tard, James veut retrouver l’automobiliste afin de se venger, mais celui-ci est déjà mort; il concentre alors l’énergie de son désespoir dans The Crow.

Il faut attendre 1989 pour que la BD soit publiée. Un succès d’estime, pas plus. Et puis, quatre ans après, c’est la joie : le livre est adapté au cinéma. Sauf que le tournage du film est chaotique, entre les perturbations climatiques et des cascadeurs blessés, il y a même des morts. Jusqu’à ce que Brandon «The Crow» Lee prenne une balle, dans la poitrine. L’arme, supposée être chargée à blanc, n’est pas vérifiée correctement. Lee n’a que 28 ans.

Le cascadeur Chad Stahelski (futur réalisateur des John Wick) endosse le manteau de cuir d’Eric Draven. D’un point de vue technique, c’est bluffant : on n’y voit que du feu. Et, rétrospectivement, les plans subjectifs du corbeau, qui vole sur la ville, renvoient forcément à l’âme de Brandon Lee, qui plane sur le film. «Brandon est mort en le créant, et il a été bouclé comme un testament (…). C’est son héritage. Et cela devrait rester ainsi», affirme Alex Proyas à Première, en réaction au remake de Rupert Sanders. Il est difficile de lui donner tort.

Déclinaisons

Mais The Crow n’en reste pas là. Entre 1994 et 2024, le film originel est décliné, au sens propre et figuré. Ce qu’il a engendré de pire? Ses suites : The Crow : City of Angels (Tim Pope, 1996), The Crow : Salvation (Bharat Nalluri, 2000), The Crow : Wicked Prayer (Lance Mungia, 2005). Il y a aussi la série, The Crow : Stairway To Heaven (Bryce Zabel, 1998-1999). Ce qu’il a engendré de mieux ?

Un certain cinéma de superhéros plus «adulte». Si Tim Burton a donné le la avec ses deux Batman, la noirceur radicale de Sin City (Frank Miller et Robert Rodriguez, 2005) ou de Watchmen (Zack Snyder, 2009) doit beaucoup à The Crow. Quant à The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), il contient déjà son intention dans le titre. Celui-ci ne peut que faire écho à The Crow : dans le rôle du Joker, le visage maquillé et poudré de blanc, Heath Ledger décède pendant le tournage, et, comme Brandon Lee, à 28 ans.

The Crow ressuscite donc, encore une fois. Il ne s’agit pas d’une suite, mais d’un remake. Pour quoi faire? Ou, plutôt, pourquoi refaire? Le titre est resté le même; le problème, c’est que le contenu ne bénéficie pas des mêmes atours ni du même trouble. La poisse qui imprégnait le film de Proyas a laissé place à une violence graphique de type grand-guignol. L’esthétique y est fort vilaine : la crasse s’est substituée à la grâce.

Si le film est «gros sabots», il ne se chausse pas de New Rock, puisque le gothique s’est fait la malle – en témoignent la coupe mulet d’Eric Draven, joué par Bill Skarsgård, et sa démarche de gangster. La chanson du film, c’est Take What You Want de Post Malone, Ozzy Osbourne et Travis Scott – rien à voir avec Burn de The Cure. La bonne nouvelle, pour ce The Crow, c’est que, pendant le tournage, il n’y a pas eu de catastrophe. La mauvaise nouvelle, en revanche, c’est que le film en est une, de catastrophe.

Rosario Ligammari

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